b) Diversité Topographique D’une Frontière “ Chaude ”

Cette section de la dyade indo-pakistanaise, fortement surveillée d’une part par les armées des deux belligérants et d’autre part par les observateurs de l’UNMOGIP, est d’un tracé paradoxalement mal connu333. De plus, sa définition, telle que résultant des interventions successives de l’ONU à partir de la ligne de front, est consignée dans les documents issus du traité de Simla du 3 juillet 1972, transformant la Ligne de Cessez-le-feu en Ligne de Contrôle Effectif : le tracé est précisé au travers de 19 cartes, qui ne furent pas rendues publiques.

L’extrême sud de la dyade, dans la région de Jammu-Mirpur, est singulier dans son tracé, rapporté au reste du dessin, puisque intéressant directement la “ plaine ”. La frontière court au pied du Pir Panjal, dans une zone collinéenne composée de remblaiements tardi-quaternaires de conglomérats et de limons, à faible altitude (300 m en moyenne). La morphologie relativement ravinée du Kandi, coincé entre les premières pentes des Siwaliks et la plaine du Penjab, forme un plan incliné entre Pathankot et Jammu, qui est le seul accès direct au Jammu & Kashmir dont dispose l’Inde. Cette contrainte l’a poussé à entreprendre, dès le début de septembre 1947, la construction d’une route reliant les deux villes, offrant ainsi un accès à Srinagar non tributaire du seul Pakistan : ‘“ Le gouvernement du Cachemire a confirmé la dépêche qu’il est en train de relier l’Etat, via Pathankot, avec le Penjab oriental en jetant un pont sur la rivière Ravi [...] En bref, tous les efforts sont faits pour rendre l’Etat indépendant des deux artères existantes qui relient le Cachemire avec le monde extérieur. Ces deux dernières passent par le Pakistan”’ 334.

Cette section de la frontière est la seule à suivre l’ancienne limite de l’Etat du Kashmir, telle qu’elle fut définie dans l’article IV du traité de Lahore du 9 mars 1846, qui assure l’indépendance du dirigeant du Cachemire vis-à-vis du Durbar sikh de Lahore et du gouvernement britannique335 : en échange d’une indemnité de “ one crore of rupees ” [cent millions de roupies], le maharadjah sikh cède ‘“ tous ses forts, territoires, droits et intérêts dans les terres des collines qui sont situées entre les rivières Beas et Ravi, incluant les provinces du Cachemire et du Hazara ”’ 336.

Le traité d’Amritsar (16 mars 1846), signé cette fois entre Gulab Singh et le gouvernement britannique, confirme le transfert ‘“ pour toujours, possession indépendante, au maharadjah Gulab Singh et ses descendants de tout le territoire collinéen et montagneux, avec ses dépendances, situé à l’est de la rivière Indus et à l’ouest de la rivière Ravi, incluant le Chamba et excluant le Lahul ”’ 337.

La région, surnommée “ cou de dinde ” par les stratèges indiens est pour eux la section la plus sensible de la frontière, une tête de pont fragile vers le Cachemire, qui fut l’objet de plusieurs batailles de chars pendant les guerres indo-pakistanaises338.

A l’ouest de Manawar, la frontière prend une orientation nord avant de s’incurver, au droit de Muzzafarabad, selon une direction globalement ouest-est. Cette section qui s’étend de Mirpur au droit de Kazalwan, sur la Kishanganga, est tracée dans une région de relative unité paysagère de moyenne montagne. Toutefois, au nord de la Jhelum, la densité de peuplement diminue progressivement pour atteindre des valeurs faibles, significatives d’un milieu de haute montagne.

Au sortir de Manawar, la frontière suit la rive gauche de la rivière Tawin pour rejoindre ensuite la ligne de crête des Siwaliks jusqu’à la hauteur de Saria. Elle suit ensuite un chaînon secondaire du Pir Panjal, dominant à l’ouest le principal accès direct à la ville de Punch depuis la plaine. La frontière rejoint ensuit la ligne de crête du Pir Panjal, qu’elle abandonnera à la hauteur de Muzaffarabad, où elle prend une direction Ouest pour longer à mi-pente la Kishanganga, à une altitude moyenne d’environ 3000 m, sur le versant pakistanais de la chaîne.

La ligne court sur un replat à mi-pente d’où l’armée indienne peut dominer les fonds de vallées qui abritent la majorité du peuplement de la région. Elle ne descend dans les talwegs que lors de l’absence de replat, de la hauteur de Tithwal à la confluence de la Gehl Nar, puis de la Kashar Katha Nar à la hauteur de Kunda.

Le tracé est original et ne suit aucune limite antérieure :

  • il vient en recoupement des anciennes divisions administratives du royaume du Cachemire, hormis dans la plaine;

  • il ne correspond à aucune logique de partition économique entre vallée et alpage telle qu’elle peut servir de support, ailleurs en Himalaya ;

  • il ne suit pas non plus un partage linguistique dans une région où le parler dominant est l’ourdou.

Ce segment de frontière fut l’objet central de la proposition indienne d’échange de territoires lors de la tentative de négociation du statut du Jammu & Kashmir sur la base d’une reconnaissance d’occupation effective par les deux principaux protagonistes, en 1963. Quoique imprécise quant à son expression spatiale, la proposition indienne concernait la cession d’un peu plus de 7000 km2 au nord et à l’ouest de la vallée de Srinagar au Pakistan339. La tentative de normaliser la Ligne de Cessez le Feu en une frontière reconnue avorta. Elle fut réalisée selon un mode mineur, lors des accords de Simla qui la transformèrent en Ligne de contrôle effectif (LCE). Les accords entérinent en fait au plan international les positions respectives des deux protagonistes et le contrôle qu’ils exercent sur les territoires que leurs armées ou leurs administrations occupent. Mais ils confortent aussi une logique militaire de ligne de front, négligeant la possibilité de conversion de cette ligne en frontière effective et efficiente.

Les modifications de tracé proposées par l’Inde dans la perspective de reconnaissance officielle de la situation existante aurait permis de définir une frontière plus rationnelle, soit une limite plus aisément contrôlable par son armée. Sans doute le gouvernement indien envisageait-il de prendre comme repère le découpage administratif antérieur, soit :

  • le recul de la frontière sur la ligne de crête du Pir Panjal, rendant au Pakistan la totalité du district de Muzzafarab, l’actuel Azad Kashmir.

  • la reconstitution du district de Kashmir-North au profit de l’Inde. Cela lui aurait permis de s’assurer le contrôle du bassin supérieur de la Kishanganga, soit celui du col de Burzil Bai, et d’un des principaux accès aux plaines de Deosai, position stratégique dont le contrôle permet de faire peser une menace sur Skardu et la moyenne vallée de l’Indus.

Les rectifications envisagées auraient eu l’avantage de simplifier la gestion de cette frontière, la plus chaude de l’Etat Indien : outre la guerre de 1947-1949 dont elle est issue, elle est la cause directe du conflit de 1965. A deux reprises, en 1987 et en 1990, un nouveau conflit fut proche d’éclater, désamorcé semble-t-il au dernier moment par une intervention diplomatique américaine auprès de l’Inde340. On estime à 250 000 hommes le nombre de soldats indiens massés le long de la ligne de contrôle effectif, soit 20% de l’effectif total de l’armée de terre341 ; les forces pakistanaises seraient, elles, de l’ordre de 50 000 hommes (10% des forces terrestres)342. Les troupes sont retranchées de part et d’autre de la ligne, dans des positions fortifiées et armées, des bunkers s’échelonnant en moyenne tous les 200 m où les échanges de coups de feu sont presque quotidiens343. Mais cette apparente imperméabilité de la frontière n’empêche pas des populations habitant des deux cotés de la franchir, même si le franchissement est devenu difficile depuis l’expansion des mouvements revendicatifs dans la vallée de Srinagar en 1989. Il devrait être désormais impossible après l’achèvement de la barrière grillagée longue de plus de 1000 km que les autorités indiennes ont entrepris de construire autour du Jammu & Kashmir en 1995.

A l’est de Kazalwan la végétation disparaît au fur et à mesure que l’altitude croît. Suivant un temps l’interfluve Dras-Shingo, la frontière s’abaisse ensuite pour couper la Shingo de son bassin récepteur puis remonte en altitude pour suivre une direction globalement nord-est jusqu’au point NJ9842, en franchissant à la perpendiculaire les chaînes du Ladakh et du Zanskar.

Là aussi, la ligne de contrôle effectif ne suit ni limite linguistique, ni limite administrative antérieure ; elle est par contre en cohérence avec les ruptures morpho-structurales, s’appuyant sur des verrous quaternaires dont la présence rend aléatoire les liens entre l’amont et l’aval des rivières. L’emplacement de ces verrous - à une altitude moyenne de 3 000 m - marque une rupture dans l’organisation socioculturelle des populations de ces vallées d’altitude. A l’ouest se situe le Baltistan, dont le terme désigne une entité ethnique et religieuse : les balti sont des ladakhis de race tibétaine convertis à l’Islam chiite duodécimain dès le XVè siècle. Leur conversion massive et brutale imposée par le roi cachemiri Sikander (vers 1405) leur a fait adopter la polygamie ainsi que la division des terres entre les héritiers, tandis qu’à l’est, au Ladakh, les habitants ont conservé jusqu’à aujourd’hui la pratique de la polyandrie et de l’indivisibilité des terres, même si une partie de la population est convertie à l’Islam sunnite depuis Aurangzeb344.

Mais ces verrous le long du cours de l’Indus, s’ils ont pu favoriser par le passé la partition de la vallée en deux royaumes - musulman à Skardu, bouddhiste à Leh -, n’ont jamais empêché leurs souverains de s’entre-déchirer, ni leurs populations de commercer. Ce sont toutefois eux qui portent, un peu plus en aval que la ligne de contrôle effectif, la limite administrative entre les régions de Ladakh et d’Iskardo, telle qu’elle fut définie après la conquête du Baltistan par les troupes Dogra en 1839.

Notes
333.

Mais si la ligne est dessinée sur la plupart des cartes à petite échelle, elle est absente sur des cartes à moyenne ou grande échelle produites en Inde et au Pakistan : La carte au 1/1000 000 de “ L’Agence de Gilgit et du Jammu & Kashmir ”, troisième édition, Rawalpindi, 1985, ne porte aucune mention de la LCE et signale par une simple surcharge de vert les limites du Jammu & Kashmir. L’unique référence à la conflictualité inhérente à l’Etat est la mention “ The accession of Jammu and Kashmir to Pakistan or India remains to be decided ”. Le Survey of India ne porte pas non plus cette limite sur ses publications, comme en témoigne la carte au 1/500 000 co-produite par l’organisme officiel et le Nelles Verlag de Munich (édition 1988). La seule frontière dessinée est celle, historique, qui sépare le Cachemire, indien, du Pakistan.

334.

“ The Kashmir Government has confirmed the news that it is linking the State, via Pathankot, with the East Punjab, and throwing a bridge over the River Ravi [...] In short, every effort is being made to render the State independent of the two existing arteries of communications that link Kashmir with the outside world. Both of these run through Pakistan ”, Aziz Beg, Captive Kashmir, Allied Business Corporation, Lahore, 1957, p. 25.

335.

En remerciement de la neutralité affichée par Gulab Singh lors de la première guerre anglo-sikh, mais aussi de son rôle de médiateur pendant les discussions qui l'ont suivie.

336.

K.M. Pannikar, The founding of the Kashmir state.

337.

Ibid. Le prix que dut payer le maharadjah aux Britanniques fut fixé à 750 000 roupies.

338.

La nécessité d'empêcher le Pakistan de couper cette route du Cachemire a amené l'armée indienne à mettre sur pied une tactique de diversion dans le Sind. Plus récemment, des grandes manoeuvres furent organisées dans le Sind en 1987 (l'opération Brass Tacks) qui faillirent être à l'origine d'un quatrième conflit du Cachemire. Afin de réduire les possibles risques de dérapage lors de telles manoeuvres qui se déroulent à proximité des frontières, les Etats majors des deux pays sont reliés directement par ligne téléphonique (une sorte de téléphone rouge).

339.

Les propositions faites par les deux partis entre décembre 1962 et mai 1963 sont, à l'instar des tracés frontaliers, demeurés assez secrets. La disproportion entre les propositions indienne (au total 220 000 km2, y compris la portion occupée par le Pakistan) et pakistanaise (7700 km2 concédés à l'Inde dans la région de Jammu) permet de comprendre l'échec quasi obligé des négociations.

340.

Le Monde, 23/2/1992. La tension de 1987 a été désamorcée après la signature d'un accord à New Delhi, le 4 février 1987 : les deux Etats se sont alors engagés à réduire progressivement leurs forces en présence et à déminer les secteurs frontaliers.

341.

Le Monde, 20/4/1990. Le chiffre inclut, pour l'Inde, les 145 000 soldats des forces paramilitaires de la Border Security Force et de la Central Reserve Force.

342.

Time, 14 mai 1990, p18. Cette estimation ne prend pas en compte les forces paramilitaires et les milices de l'Azad Kashmir. D’autres sources font état de chiffres plus faibles : 200 000 hommes, milices comprises, Paula R. Newberg, Double Betrayal, Repression ands Insurgency in Kashmir, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1995, p. 25.

343.

Notons que ce n'est pas le seul segment de la dyade indo-pakistanaise à être fortifié : les 110 km de la frontière sud du Jammu sont matérialisés par une barrière barbelée de 1,8m de haut; entre Penjab indien et Pakistan, les 610 km de frontière sont matérialisés, à 200 m en retrait sur le territoire indien, par une double barrière barbelée de 3,7 m de haut, la "Ligne Zéro" que renforce une barrière électrifiée; des nids de mitrailleuses sont implantés tous les 250 m, FEER, 03/05/1990.

344.

Selon P. Kaplanian, Les Ladakhi du Cachemire, Paris, Hachette, 1981, p. 41. La conversion des ladakhi à l'Islam, imposée par Aurangzeb en 1684, fut individuelle et spontanée. Seul le roi fut sommé de se convertir, comme de restaurer la mosquée de Leh, bâtie en 1667.