Les Himalayas ne sont pas seuls à présenter ce que les Indiens appellent un frontier character et des pratiques conflictuelles de gestion des enveloppes des Etats sont observables dans et autour de l’Asie du sud. En fait, il semblerait que le processus de fixation des frontières soit “ mal engagé ” dans la région, où l’histoire post-coloniale est marquée par une instabilité globale des frontières (et des politiques aux frontières) - toutes héritées -, dont rend compte la chronologie sommaire ci-dessous :
1947 : Partition du British Raj, et premier conflit du Cachemire qui s’achève par l’établissement d’une Ligne de Cessez le Feu sous le contrôle de l’ONU le 1°janvier 1949 ;
1950 : annexion du Tibet par l’armée chinoise. Les dirigeants chinois intègrent la notion de frontières traditionnelles du Tibet à leurs revendications territoriales : la rhétorique des “ traités inégaux ” qui auraient été imposés par la Russie tsariste à la Chine impériale s’enrichit des “ traités inégaux ” imposés par les Britanniques ;
1959 : révolte au Tibet contre l’occupation chinoise ; échec et fuite en exil du gouvernement tibétain ; premiers affrontements frontaliers sino-indiens dans les régions de l’Aksai Chin et de Longju ;
1960 : traité sino-birman de délimitation de la frontière, avec échanges de territoires. L’extrémité septentrionale de la dyade reprend l’extrémité sud-orientale du tracé de la “ Ligne McMahon ” ;
1961 : disparition en décembre des dernières colonies européennes en Inde après l’annexion par l’armée des enclaves portugaises, formellement incorporées le 19/12/1962 ;
1962 : guerre éclaire sino-indienne qui s’achève par l’occupation chinoise des hautes terres de l’Aksai Chin ;
1965 : second conflit du Cachemire, sans gain territorial pour aucun des protagonistes ;
1967 : multiplication des accrochages entre forces indiennes et chinoises à la frontière du Sikkim, aux environs du Nathu La ;
1971 : sécession du Bangladesh, sans modification de la frontière avec l’Inde ;
1971 : troisième conflit du Cachemire, indirect puisque déclenché pour ouvrir un second front lors de la guerre de sécession du Bengale oriental. Les accords de Simla entérinent les positions respectives mais changent la fonction de la frontière : la Ligne de Cessez le Feu devient Ligne de Contrôle Effectif (Line of Actual Control) ;
1975 : intégration du royaume himalayen du Sikkim dans l’Union Indienne. Il en devient le 22° Etat ;
1979 : litige entre l’Inde et le Bangladesh quant à la souveraineté d’une île nouvellement formée à la confluence des rivières Haribangha et Raimangal ;
1979 : incursions de l’armée chinoise dans le nord du Bhoutan ; mise en route du processus de délimitation de la frontière sino-bhoutanaise ;
1981 : annexion du Petit Pamir afghan par les Soviétiques, marquant de facto la fin du “ corridor de Wakhan ” ;
1984 : érection d’une barrière de barbelés le long de la frontière entre Bangladesh et Assam, visant à freiner l’immigration bengali ;
1984 : premiers affrontements de la “ guerre du Siachen ” entre les troupes pakistanaises et indiennes ;
1986 : réorganisation de l’armée chinoise dans les trois régions militaires frontalières : le contrôle de la frontière sino-indienne est partagée entre deux régions militaires ;
1986 : nouvelles tensions sino-indiennes en Arunachal Pradesh dans le secteur de Tawang : affrontements dans la vallée de la Sumdorong Chu ;
1988 : fermeture, à la hauteur du Penjab, de la frontière indo-pakistanaise et réalisation d’une étude de faisabilité pour l’érection d’une clôture électrifiée de 550 km ;
1989 : reprise et aggravation de la crise du Cachemire ; les affrontements entre la population musulmane de la cuvette de Srinagar et les services de police et les forces paramilitaires indiennes deviennent quotidiens ; émeutes “ anti-islamiques ” au Ladakh ;
1989 : établissement (rétablissement) de la loi martiale au Tibet ;
1989 : fermeture, à l’exception de 3 points de passage, de la frontière indo-népalaise ;
1990 : reprise des négociations de frontière entre Chine et Bhoutan ;
1991 : accord pour l’ouverture d’un point de passage entre Inde et Chine pour le commerce transfrontalier, entre les bourgs de Garbyang (Uttar Pradesh) et de Taklakot (Tibet) ;
1991 : le gouvernement de l’Inde reconnaît que le Tibet est une région autonome de la Chine ; reprise des négociations relatives à la frontière sino-indienne ;
1992 : un accord est intervenu entre les gouvernements indien et chinois pour l’établissement de rencontres bisannuelles réunissant les commandants en chef des deux armées, en charge du contrôle de la frontière commune ;
1993 : l’Inde et la Chine signent le 7 septembre un accord-cadre sur le maintient de la paix le long de leur frontière commune ;
1994 : lors de la réunion de mars, les commissions indienne et chinoise ne parviennent pas à s’accorder sur les effectifs concernés par un retrait partiel des forces armées de part et d’autre de la frontière ;
1995 : Le sino-indian joint working group est parvenu le 20 août à un accord sur la réduction des forces armées dans le secteur de la Sumdorong chu.
1996 : différend entre Inde et Népal sur la souveraineté de la zone de Kalapani.
1997 : incident de frontière entre Inde et Chine à Track Jonction (Himachal Pradesh), en mars.
A cette date, la quasi totalité des frontières inter-étatiques tracées dans et autour de l’Asie du sud sont l’objet de tensions, soit parce que des revendications y sont exprimées, soit parce que les régions en position frontière sont le lieu d’affrontements ou de crises, soit enfin parce que les relations inter-étatiques sont tendues et que la frontière demeure dans la région le premier forum où s’expriment les tensions inter-étatiques. Le processus d’horogénèse345 n’y est pas achevé, et moins encore semble-t-il la construction nationale qui paraît demeurer, ici comme ailleurs, l’expression “ d’un objectif à l’horizon, d’un but à atteindre ”346. Certains évoquent même l’élasticité des frontières: ‘“ Géographiquement elles ne sont pas élastiques, mais politiquement, elles le sont ”’ 347.
l'Horogénèse, ou la naissance d'une frontière : terme proposé par Michel Foucher, op. cit., p. 49, pour désigner le processus de construction d'une frontière.
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calman Lévy.
“ Geographically they are not elastic, but politically they are ”, K.K Mojumbar, “ The Inheritorsof the British Raj : A Study in Boundary Making ”, D. K. Arya, R. C. Sharma, Management Issues and Operational Planning for India’s Borders ”, New Delhi, Scholars’ Publishing Forum, 1991, p. 52.