2) La Frontière Nationale : Enquêtes Autour Des Himalayas

Autour des Himalayas les différentes fonctions possibles des frontières paraissent être mobilisées simultanément par l’ensemble des acteurs des systèmes politiques présents, étatiques, gouvernementaux et locaux : ce qui paraît caractériser avant tout cette région est son caractère “ compliqué ”, en ce qu’elle “ possède de nombreux éléments dont l’assemblage est difficile à comprendre ”348. En Asie du sud comme en Afrique, le processus d’horogénèse et la mise en place d’Etats modernes sont liés à l’histoire contemporaine dont la donnée majeure fut jusqu’à peu la colonisation par des puissances occidentales.

Alors même que les Etats y paraissent (relativement) stables et sont caractérisés par une relative ancienneté, que les frontières ne relèvent que peu de décisions coloniales hâtives mais au contraire de négociations (plus ou moins inégales) avec des systèmes politiques existants, les configurations étatiques paraissent pourtant fragiles ; les Etats en présence seraient-ils à la recherche d’une “ bonne ” frontière ?

L’argument de la “ bonne ” frontière n’implique pas seulement l’ajustement du tracé de la frontière - requérant une prise de décision à grande échelle - mais aussi la définition de l’enveloppe, et au-delà d’elle, l’identité des Etats au travers de leur expression territorialisée. Car, paradoxalement, il n’y a pas eu émergence d’un questionnement général sur la frontière : sauf omission, en quarante ans de litiges frontaliers, un seul ouvrage théorique sur la frontière a vu le jour en Inde, celui de T.S. Murthy, Frontiers, a Changing Concept 349  ; preuve sans doute que l’enjeu réel des litiges n’est pas territorial mais “ de position ”, comme si les tracés actuels - en fait les configurations étatiques - n’étaient pas “ définitifs ”, mais au contraires “ négociables ” et les revendications frontalières l’instrument de cette négociation.

Il n’est alors pas surprenant que, dans les Etats d’Asie du sud mais aussi en Chine, les situations observables aient favorisé l’émergence de discours de géopolitique externe, à forte orientation stratégique, relayés par nombre d’instituts de recherche (liste non exhaustive) :

  • en Inde, à Delhi pour la plupart, le Centre pour la Recherche Politique, le Centre pour l’Etude des Sociétés Développées, la Schools of International Studies (basée à l’université Nehru), et surtout l’Institut pour les Etudes et Analyses de Défense, dirigé par des militaires. Notons aussi la création depuis 1990 de centres de recherches stratégiques spécialisés dans les questions maritimes, tandis que les premiers centres avaient été créés à d’autres dates : après le conflit sino-indien et après la création du Bangladesh ;

  • au Pakistan on note surtout l’existence de l’Institute of Strategic Studies d’Islamabad, dirigé par des militaires, créé en 1973 ;

  • en Chine, à l’Institut d’Etudes Stratégiques Internationales basé à Shanghai et créé en 1960 (consacré à l’étude de l’URSS), est venu s’ajouter en 1979 l’Institut de Pékin pour les Etudes Stratégiques Internationales - comprenant surtout des militaires et dépendant complètement de l’APL -, puis en 1990 l’Institut de Chine d’Etudes Internationales, orienté vers l’étude de la politique mondiale des USA ;

  • au Népal, outre le Nepal Council of World Affairs, a été fondé le Centre for Nepal and Asian Studies, basé à l’Université Tribhuvan, qui produisait jusqu’à peu une analyse pertinente au travers de sa revue Strategic Studies.

La multiplication des centres de recherche a induit une floraison d’ouvrages et de revues consacrées à la stratégie350. Par contre, l’emploi du terme geopolitics est assez rare, du moins dans le sous-continent. Serait-ce là un effet du sens qui lui est donné en anglais, comme ‘“l’étude de la géographie des relations entre les acteurs politiques, qu’ils soient dirigeants de nations ou d’organismes transnationaux”’ 351 ; un ‘“ terme commode pour parler de géographie politique”’ 352.

Tout ce passe comme si ces Etats développaient une obsession permanente quant aux relations inter-étatiques comme aux équilibres intra-étatiques, comme si dans les cadres hérités de la période coloniale se jouaient, selon des configurations actuelles et pour certains des rémanences péri-coloniales, des conflits coloniaux, donc impériaux. Car la complexité des processus frontaliers sur les marges ne répond pas seule de l’instabilité actuelle ou future d’un grand nombre d’Etats : ils ne sont ‘“ qu’une section des processus plus globaux de construction nationale ”’ 353, qui mobilisent des référents externes autant qu’internes, dont notamment l’identité nationale, telle qu’elle est perçue et conçue.

Notes
348.

Article "compliqué", Le Petit Robert, Paris, 1985, p. 351.

349.

T.S. Murthy, Frontiers, a Changing Concept, Delhi, Palit & Palit Publishers, 1978, 336p. Cette affirmation doit être modérée puisqu'il n'a été tenu compte que des ouvrages rédigés en langues européennes (français, anglais, allemand).

350.

Ainsi l'IDSA ne publie pas moins de quatre revues, sans compter la dernière création - Security & Political Risk Analysis - (1995), qui regroupe des militaires, des universitaires, des députés et des économistes.

351.

“ Geopolitics is the study of the geography of relations between wielders of power, be they rulers of nations or of transnational bodies ”, P. O’Sullivan, Geopolitics, p. 2.

352.

“A convenient term for political geography ”, M.S. Rao, Anmol’s Dictionary of Geography, New Delhi, Anmol Pub., 1993.

353.

M. Foucher, L'invention des frontières, Fayard, Paris, 1987, p. 30.