L’Inde semble être une donné fondamentale ; elle est ‘“ une expression géographique pour toutes les terres entre Kanya Kumari (le Cap Cormorin) et le pic vertigineux du K2, respectivement à 8° et 36°N ”’ 354, ou A setu Himachalam (Du cap Cormorin aux Himalayas), qui est la devise des cartographes du Survey of India. D’ailleurs, la Constitution indienne de 1950 déclare d’emblée : ‘“ L’Inde, c’est à dire Bharat’ 355”, cadre naturel perçu comme autosuffisant (toutes les ressources nécessaires plus le phénomène de la mousson ; l’Inde est un monde en soi) et circonscrit par des limites naturelles. Ce cadre, c’est Bharat Mata - la mère Inde - dont le temple à Varanasi abrite la représentation : une carte en relief du sous-continent (au sens large, puisqu’incluant une part non négligeable du Tibet et de l’Afghanistan) est là pour rappeler aux visiteurs le sens de l’Inde356. La numismatique propose certes une vision plus classique de l’Inde, dans ses frontières politiques actuelles (et revendiquées) mais l’image, enrichie d’une représentation du relief, conforte l’idée d’une unité de milieu, d’un monde en soi.
Cet univers-isolat est séparé du reste du monde par des barrières rétrospectivement perçues comme “ naturelles ” :
au sud, les rivages de l’Océan - Indien - ne sont baignés par aucun courant significatif pour la navigation ; seules les moussons, bisannuelles, peuvent en faciliter l’approche ; c’est la voie maritime qu’aurait emprunté un mouvement mélanésien, responsable du peuplement dravidien du sud de la péninsule357 ;
au nord les montagnes ne sont pas affectées d’une même valeur. L’Hindou-Kouch est la voie royale d’entrée en Inde, “ the doors of India ” : ‘“ Quelle que soit l’évolution interne, ... c’est des passes du nord-ouest qu’a été souvent dicté le destin politique du pays ’”358 ; que les invasions majeures emprunteront (les Ariens par le Balouchistan aux XVème-XIVème, les Perses achéménides au VIème, les Macédoniens au IVème, les Sakas par le col de Bolan au Ier, ainsi que les Yue Chi, les Huns hepthtaliques au Vème, les Arabes au VIIIème, les Turco-afghans au XIème et les Moghols au XVIème) ; tandis que de mémoire d’homme, aucune invasion n’a pénétré dans le “ sous-continent ” par les montagnes de l’Assam (protégées par les pluies six mois par an, ainsi que par une jungle épaisse) et surtout par l’Himalaya, le “ domaine des neiges ”.
Mais cette doxa est réductrice en ce qu’elle néglige généralement tout référent aux formations étatiques trans-montagnardes, comme les Durranis, qui surent établir un contrôle politique de part et d’autre de l’Hindou-Kouch359. Pour ses habitants, l’Inde est perçue moins comme un territoire que comme un milieu, lié aux hommes, et dont les liens avec derniers seront dépendants de l’intercesseur qu’ils auront désigné : le prince, dont le rôle est de maintenir le Dharma, l’équilibre cosmique. Il doit observer les lois de Manu, ‘“ Héros de l’exactitude rituelle et de la foi ”’, qui énonce les devoirs du roi ‘: “ Lorsqu’il a reçu, conformément aux Véda, l’onction appropriée, le kshatriya360 doit assurer la protection de tous ”’ 361. Le Prince (ou le roi) n’est pas seulement responsable du sort des hommes ; au travers d’eux, c’est de l’équilibre cosmique dont il est responsable, et toute erreur de sa part est sanctionnée362.
Dans le livre VI de l’Arthashastra est décrite la structure des relations que le roi peut (ou doit) entretenir avec ses voisins, au travers d’un schéma-type de relations internationales : le Rajmandala. Le contexte implicite en est celui d’une compétition entre Etats, dont le centre est occupé par le roi conquérant363. Le premier cercle est celui des rois voisins, perçus comme ennemis probables (ari); le second cercle est celui des ennemis de ses ennemis (mitra), qui sont autant d’alliés potentiels364. Selon la lecture qu’en fait J.A. Bernard365, la construction géométrique ne se réduit pas à un cercle puisque sont différenciés un avant (où 6 rois s’opposent deux à deux) et un arrière (où on en compte 4) à partir du centre qu’occupe le roi ; notons la présence d’un roi indépendant ou neutre et d’un roi mitoyen. Sans doute doit-on, pour mieux l’appréhender, remplacer cette construction théorique dans le milieu géographique de la dynastie Maurya, centrée sur la capitale, Pataliputra (actuelle Patna) ; espace de référence des royaumes hindous puisque l’ouvrage ‘“ ne traite nulle part des relations avec les barbares ”’ 366 :
au nord de la plaine alluviale du Gange le Teraï paludéen est rarement parcouru ; le dominant, la forêt dense du Mahabarath forme un obstacle qui isole encore les populations du Népal central de l’influence de la civilisation hindoue ;
au sud, le plateau du Deccan, s’il est connu à l’époque, n’est pas encore intégré dans la sphère hindoue ;
entre les deux, la plaine du Gange doit être appréhendée comme un large corridor où la marge de manoeuvre est limitée à des interactions est-ouest, le long de la Grande voie royale (Grand Trunk Road) structurée au cours du règne de la dynastie Maurya, de l’Indus au delta du Gange.
Cette réduction de l’espace de référence à celui qu’occupent des sociétés hindoues se conserve intacte jusqu’au XIXème siècle au travers du géonyme Hindoustan, hérité du persan, et qui signifiera longtemps consensus sur une aire ethno-religieuse plus qu’unité politique interne367.
Le reste de la péninsule, s’il échappa aux pouvoirs de la plaine du nord, ne connut guère non plus l’unité. Sur le long terme, l’Inde se caractérise par un fractionnement du pouvoir politique et aucun des empires apparus n’est parvenu à totalement unifier l’ensemble du Sous-continent : les Mauryas étendirent leur domination jusqu’aux portes de Kaboul, mais le Bengale et l’Orissa leur échappèrent ; les Guptas, s’ils s’emparèrent d’une partie du Bengale, ne surent pas contrôler le Deccan ; les Moghols n’occupèrent ni l’Assam, ni le sud de la péninsule. Toutefois, et même s’il ne connu pas la même fréquence qu’en Chine, le pouvoir impérial - hégémonique - paraît être la forme politique dominante dans l’histoire du sous-continent.
En se rendant les premiers maîtres de l’ensemble de la péninsule, mais aussi en étendant leur juridiction sur ses abords, les Britanniques introduisirent au XIXè siècle une nouvelle perception de l’espace, un nouveau concept géographique, celui de “ sub-continent ” ou sous-continent, et sa traduction politique tenant compte de la fragmentation interne : les “ Indes ”. Les limites de l’ensemble furent précisées en 1879 par Lord Lytton, vice-roi des Indes depuis 1876 : ‘“ La frontière naturelle de l’Inde est constituée par la convergence des grandes chaînes de montagne des Himalayas et de l’Hindou Kouch, jusqu’à leur jonction ”’ 368.
L’héritage britannique est aussi celui d’une localisation de l’Inde dans un espace mondial perçu comme fini. Géographe et premier “ Reader in Geography ” d’Oxford, Mackinder attribua à l’Inde, dans sa thèse présentée en janvier 1904 - The Geographical Pivot of History - une place identique à celle qu’occupait l’Europe occidentale (la Grande Bretagne) dans le “ inner or marginal crescent ”, zone de contention du “ pivot-area ”, qui coïncidait avec la fameuse “ route des Indes ”. Ce “ modèle géographique ” justifiait a posteriori la politique coloniale britannique, mais aussi la “ forward policy ” en direction de l’Asie centrale, préventive contre la Russie (détentrice du “ Heartland ”369) et conciliante avec la Chine qui contrôlait l’extrémité orientale du “ Rimland ” ainsi que le système de montagnes et de déserts formant tampon entre pivot-area et le sud, dont le Tibet constituait le noeud370 ; espace que les stratèges britanniques du début du XXè siècle dénommèrent la “ Mongolian Fringe ”371.
De fait, c’est une relecture indienne de l’histoire qui forge le positionnement actuel de l’Inde selon une doxa qui veut que ‘“ Quand nous considérons notre histoire, deux leçons s’en dégagent : la première est que la défense de l’Inde demande que nous ayons une maîtrise incontestée de nos approches maritimes ; la seconde est que ceux qui nous ont envahi par la mer ont régné en maîtres étrangers, qu’il a fallu rejeter, tandis que les conquérants venus par la voie terrestre ont été finalement absorbés et assimilés par notre société ”’. Le discours de Rajiv Gandhi, prononcé à l’occasion de l’anniversaire de l’Indépendance le 4 février 1988, reprend en fait les formulations fondatrices de Jawaharlal Nehru et de Kavalam Madhava Pannikar372, mais paradoxalement l’histoire récente de l’Inde est une succession de conflits terrestres avec ses voisins, tandis que l’affirmation d’un rôle maritime du pays reste encore à venir373. En fait s’est dessinée dès l’indépendance une position doctrinale s’inscrivant en négatif de la pensée coloniale britannique et de celle de MacKinder, dont la thèse sera d’ailleurs très critiquée par Nehru374, selon laquelle la sécurité de l’Inde impliquerait non pas une confrontation avec le voisin du nord mais au contraire une alliance, permettant d’envisager une défense plus efficace des rivages indiens375. Même après la défaite de 1962, Nehru conclua ‘“ La barrière himalayenne a prouvé qu’elle était vulnérable. Si elle lâchait, l’accès vers les plaines de l’Inde et au-delà de l’océan serait exposée”’ 376.
O.H.K. Spate, India and Pakistan, London, Methuen and Co, 1972, p. 4.
“ India, that is Bharat ”, 1° partie, article 1.
Cette oeuvre remarquable en marbre, d'une dizaine de mètres de coté, fut dit-on réalisée à l'initiative du Mahatma Gandhi.
C'est, rappelons-le, par l'Océan Indien que débuta en l'an 1600, la lente conquête de l'Inde par les Britanniques.
“ L'Asie orientale des origines au XVè ”, Histoire du Moyen Age, Paris, PUF, 1941, T.X, p. 2.
Il est vrai que l'intégration des terres trans-Sutlej à l'histoire des Indes fut tardive et ne se réalisa qu'au milieu du XIXème siècle. En outre, ces royaumes gardiens des cols ne contrôlèrent jamais les places centrales, dans les plaines.
Le roi est membre de la caste des guerriers, des kshatriya. Son pouvoir n'est pas, en théorie, absolu. Il est incomplet sans la présence à ses cotés, d'un membre de la caste des religieux, des brahmanes, qui est "au roi ce que la pensée est à l'action", Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Paris, p. 353.
Jean Alphonse Bernard, L'Inde, le pouvoir et la puissance, Paris, Fayard, 1985, p. 14.
Concernant le cyclone qui avait dévasté l'Andhra Pradesh en 1977, Raj Narain, opposant au Congrès ne déclarait-il pas en février 1978 : “ Par ce cyclone, Dieu a puni le peuple d'Andhra pour avoir voté en faveur d'Indira Gandhi ”, Jean Racine, "Climat et politique en Inde", Hérodote n°39, 4° trimestre 1985, p. 10.
Compris ici comme roi ayant une volonté expansionniste.
De même que Machiavel est encore évoqué de nos jours, en Italie, bien sûr, mais aussi dans d’autres pays européens, l’oeuvre de Kautilya demeure d’actualité en Inde, comme me le fit remarquer D. Banerjee, directeur adjoint de l’IDSA (août 1994).
Jean Alphonse Bernard, op. cit., pp. 283-286.
Ibid., p. 286. Peut être peut-on voir dans un tel "hindou-centrisme" une des raisons majeures à l'absence quasi constante de référence aux histoires des royaumes himalayens avant leur hindouisation au début du second millénaire.
“ Hindoustan ou Terre des Hindous ”, Elisée Reclus, Géographie Universelle, Paris, Hachette, 1883, T.VIII, p. 19.
“ The natural boundary of India is formed by the convergence of the great mountain ranges of the Himalayas and of the Hindu Kush which here extend northwards up to their junctions ”, cité par Dorothy Woodman, op. cit., p.85. Cette définition du XIXème siècle est aujourd'hui remise en question : “ L'Occident a donné au mot "hindou" ... une acception religieuse globalisante ”; Jean-Luc Racine, “ Rama et les joueurs de dés : questions sur la nation indienne ”, Hérodote n°71, 4° trimestre 1993, p. 40.
Le concept de Heartland n'apparaîtra que plus tard, après une re-formulation du “ modèle géographique ” tenant compte du nouvel équilibre d'après-guerre et intégrant les progrès techniques, notamment dans les communications, H.J. Mackinder, Democratic ideals and reality : a study in the politics of reconstruction, London, Constable, 1919. Il couvre une aire plus vaste, englobant la nouvelle R.S.F.S.R..
Alaistair Lamb emploit le terme de “ hub ” : Nothing comes accross Tibet; everything goes around it, op. cit., p. 16.
Charles Bell, Tibet past & present, Oxford, Clarendon Press, p.192. Soit une aire de peuplement mongoloïde, que les Britanniques identifiaient par opposition à l'aire hindoue et à l'aire Han.
Il est tentant de mettre en parallèle l’origine géographique du second - Malabar - et son poste de diplomate entre 1948 et 1952 à Beijing. Voir India and the Indian Ocean, 1945, ainsi que Geographical Factors in Indian History.
La projection maritime de la puissance indienne est ralentie faute de moyens : l’Inde a consacré en moyenne depuis 15 ans 11% du budget de la défense à la marine, soit sensiblement moins qu’elle ne dépense dans le conflit du Siachen.
Jawaharlal Nehru, Discovery of India, p. 60.
Jusqu’au début des années 1990, la vision océanique de l’Inde fut celle d’une défense du rivage avant que d’être celle d’une présence en haute mer, destinée d’abord à protéger les exploitations off-shore.
“ The Himalayan barrier has proved to be vulnerable. If it breached, the way to the Indian plains and the ocean beyond would be exposed ”, J. Nehru, “ The situation of India ”, Foreign Affairs 41 (4/1963), pp. 458-459.