A la différence de l’Inde, expression géographique perçue comme finie, la Chine apparaît comme un espace ouvert, non borné, “ un empire sans voisin ” mais différencié entre un centre perçu comme immuable (la Chine des 18 provinces) et une périphérie aux limites incertaines et fluctuantes. Les relations avec cette périphérie découlaient d’une perception sino-centrée du monde : l’empire du milieu - évolué - est entouré par des royaumes barbares - arriérés -, et protégé d’eux par les Grandes Murailles. La réponse à une menace récurrente - une confédération nomade puissante et agressive - a suscité la construction des murailles mais aussi la mise en place de relations diplomatiques spécifiques383. Ces relations a priori dissymétriques (en fait chef d’oeuvre de la bureaucratie céleste, autorisant tous les échecs militaires et tous les revers diplomatiques !) reposaient de fait sur une interdépendance économique construite ; relation complexe assurant au gouvernement chinois un apport indispensable en produits “ stratégiques ” (chevaux, or, jade,...) autant qu’une source vitale de renseignements sur les états voisins par le biais d’ambassades régulières et extraordinaires. C’est ainsi que Hiuang Tsang, outre son apport non négligeable au développement du bouddhisme chinois (on lui doit la traduction de 75 soutras indiens), ramena de ses 16 années de pérégrination dans le sous-continent indien des “ Mémoires sur les contrées occidentales à l’époque des grands Tang ” (Datang xiyu ji), soit la description de 138 Etats384.
La “ carte mentale ” traditionnelle de la Chine n’est toutefois pas assimilable à une binarité réductrice centre-périphérie, mais différencie plusieurs périphéries, selon leur distance au centre, selon le degré de menace qu’elles pouvaient faire peser sur l’aire culturelle Han :
une première zone hors des grandes murailles, entre Mandchourie et Annam, est celle des barbares tributaires ;
une zone externe, en périphérie de la première, qui est celle de la sauvagerie inculte385.
Vis-à-vis des barbares tributaires, les Chinois assortissaient le tribut d’allégeance d’un contre-don d’une valeur nettement supérieure, dans lequel on serait tenté de voir une aide économique déguisée visant à conforter le pouvoir en place chez les vassaux386. En fait, même si l’intérêt économique des pays voisins n’était pas négligé, les liens que composèrent les Chinois avec leurs “ marches ” recouvrirent plus un caractère stratégique, une méthode de protection de leurs frontières propres - par l’intermédiaire de ces “ protectorats ” -, qu’ils n’exprimèrent une volonté d’expansion coloniale387.
Différenciation purement académique destinée à servir de base à la politique d’ utiliser “ les barbares pour contrôler les barbares ” (i-ichih-i)388 quand la Chine était sans voisin, la limite entre les pays qui versaient tribut et les autres acquit, sous la pression coloniale occidentale, valeur de frontière nationale. Ce qui apparaissait sur un temps long comme un espace à géométrie variable (dépendant en premier lieu du rayonnement politique de la Cour Céleste), devint au XXème siècle - cartographié dans son extension maximale - l’espace de référence d’une Chine se percevant au travers d’un ‘“ nationalisme renouvelé ”’ 389 comme un Etat multinational. Même si elle paraît demeurer avant tout théorique390, la rhétorique des “ territoires perdus ”, que développa Sun Yatsen et que reprit Mao Zedong391, correspond au désir de voir tous les peuples des ethnies fondatrices de la Chine réunis au sein de la mère-patrie. D’où une conception duelle de la frontière : à la frontière réelle marquant la limite d’exercice de leur souveraineté s’ajoute sans coïncidence une frontière virtuelle, en deçà de laquelle les acteurs chinois inscrivent leurs projets392. Cette frontière virtuelle a désormais une réalité sinon géographique, tout au moins politique et surtout légale : en 1992 l’Assemblée Populaire a voté une loi autorisant l’armée à intervenir sur tout territoire historiquement chinois393. En fait, un discours sur les frontières de l’espace chinois existe bien, même s’il est rarement évoqué ailleurs que dans les propos de Chang Hai Chek394, basé sur un concept hérité de la Chine impériale : ‘“ Pour les lettrés chinois, cette idée de “ frontière ” s’étendait à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, elle était synonyme de terrain impropre à l’habitat han ”’ 395.
Alaistair Lamb, op. cit., p. 24.
Bai Shouyi, Précis d'histoire de Chine, Editions en langues étrangères, Beijing, 1988, p. 226.
Les Sikh et les Dogras furent traités de “ aborigenes of the Shean-pa tribe” au siècle dernier, M. Fischer, op. cit., p. 157.
Alaistair Lamb, op. cit., p. 27.
ibid. p.28. Preuve en est la répulsion des gouvernements impériaux à intervenir dans les "affaires externes" de leurs vassaux : l'intervention militaire chinois au Népal paraît à ce titre une exception, justifiée par le danger réel que faisait peser sur la stabilité du Tibet une invasion népalaise réussie.
Binarité fondée sur une différenciation linguistique qui oppose le cuit (chou) au cru (cheng), soit les barbares sinisés aux barbares incultes.
Peter J. Taylor, Political Geography, London, Longman, p. 131.
Est-elle vraiment théorique? Une circulaire secrète émise par la branche de Mongolie Intérieure du Ministère de la Sécurité d'Etat, datée du 24 mars 1992, développait un long argument historique justifiant les revendications chinoises sur la Mongolie et la Bouriatie, International Herald Tribune, 30/4/1992.
Selon Pascal d'Elia, Le triple déisme de Suen Wen, cité par P. de Beauregard et alt., La politique asiatique de la Chine, Paris, FEDN, 1986, p. 18.
Ce qui fit dire, par un curieux effet de miroir, à Indira Gandhi “ Ce qui est certain, c'est que les Chinois sont expansionnistes. [...] Maintenant ils revendiquent même des régions habitées par les Indiens. Leurs revendications se basent sur des cartes anciennes. Mais si l'on se réfère à ces cartes-là, alors la région de Kaïlash, c'est à dire le Tibet, devrait être considérée comme partie intégrante de l'Inde. Que penseraient les Européens si l'on déterminait leurs frontières à partir de cartes anciennes? ”, interview d'Indira Gandhi, Géopolitiques, 4/1984, p. 9.
Curieusement, cette loi n'a pas fait l'objet de publicité; seuls quelques extraits en ont été publiés, tandis que la loi sur les limites maritimes, votée la même année, a bénéficié d’une forte publicité.
Voir FEER, 9/11/1995, ainsi que Jonathan D. Spence, The Search for Modern China, London, Hutchinson, 1990, notamment chapitre 10.
Jacques Lemoine, “ L’Asie orientale ”, Ethnologie Régionale, Paris, Gallimard, 1968, p. 731.