Le Tibet est l’ensemble de hautes terres que limitent au nord les Kuen Lun et au sud l’Himalaya, entre le noeud des Pamirs à l’ouest et l’éventail birman à l’est : ‘“ Le Tibet, si l’on néglige les irrégularités de contours que lui donnent ses frontières politiques, est une des régions les mieux délimitées de l’Ancien Monde ”’ 396. Le Tibet, un géonyme ? A la seule restriction près que les limites politiques et les limites orogéniques ne coïncident pas. D’ailleurs, les limites du Tibet ne sont pas les mêmes selon qu’on prenne la définition administrative du gouvernement chinois, qui ne connaît que la Région Autonome (TAR) éponyme, ou celle du gouvernement tibétain en exil. Il suffit de se reporter à la carte du Tibet publiée par le Gouvernement Tibétain en Exil, qui intègre bien sûr la TAR, mais aussi le sud-sud-est du Xinjiang, le Qinghai, et les extrémités occidentales du Sichuan et du Yunnan.
La représentation est datée : ce n’est pas là le territoire contrôlé avant l’invasion chinoise de 1950, mais celui du début du XVIIIème siècle, avant que le pays ne soit envahi par les armées Qing. C’est la représentation d’un grand Tibet, qui regrouperait tous les Tibétains : limites ethnographiques397.
Pour désigner cet espace caractérisé par la haute altitude et marquée par la présence tibétaine, on fait aussi appel au terme de plateau, approximation à mon avis largement généralisée par le concept chinois de “ plateau Qinghai-Tibet ” (Qingzang), qui exprime plus un concept stratégique de plate-forme en position dominante qu’une forme de relief ou qu’une unité naturelle. D’ailleurs, l’appellation est absente ou presque des ouvrages du XIXème siècle et du début du XXème siècle et ne s’impose qu’aux environs de la seconde guerre mondiale, à la faveur d’un double phénomène, celui du développement de la recherche géophysique (qui utilise dans son raisonnement des ensembles à très petite échelle), et celui de la prise de possession chinoise du Tibet398. Les géomorphologues français ne l’emploient guère, et lui préfèrent les expressions plus descriptives d’ensemble Tibet-Himalaya ou Tibet-Kuen lun-Himalaya.
Associer Himalaya et Tibet c’est mettre en exergue un processus d’orogenèse, c’est aussi mettre l’accent sur sa localisation comme massif bordier méridional d’une Asie du centre, avec laquelle il partage un certain nombre de caractéristiques communes. Curieusement, l’étude du Tibet comme élément constitutif de l’Asie centrale est négligée, alors même que les ouvrages traitant de la région confirment souvent dès l’introduction qu’il en est une des composantes399. Il est vrai que le territoire est demeuré “ en retrait ” de cette Haute Asie ballottée par les flots slave et han et participa d’un autre “ Grand Jeu ”, mais entre Russie et Inde. Il est aussi vrai qu’il ne participe plus, comme au début du siècle, d’un théâtre particulier, celui des approches occidentales et nord-occidentales de l’Inde pour lesquelles V. Chirol, correspondant du Times à Téhéran, avait inventé en 1902 le terme de “ Middle-East ”400. Mais s’il ne pose le même problème, “ celui de populations méconnues que se disputent deux puissances rénovées par l’idéologie ”, il constitue bien un “ profond barrage entre deux mondes ”401.
Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, t.VII, Paris, 1883, p. 21.
Mais limites malmenées depuis 1950 : voir chapitre sept.
Ni J.L. Dutreuil de Rhins ni G. Bonvalot ni E. Reclus n'emploient le terme, qui est de plus absent de la Géographie Universelle que dirigea Vidal de Lablache. Le premier emploi que nous ayons relevé date de 1941, sous la plume d'un étudiant chinois dont la thèse était de prouver l'appartenance de fait comme de droit du Tibet à la Chine, Lai Tze-Sheng, Le problème tibétain, Pedone, Paris, 1941, p. 1.
Se reporter, entre autres, à l'introduction de Louis Hambis, La Haute Asie, Paris, P.U.F., 1953.
L'invention revient en fait à l'amiral Mahan, qui désigna par ce terme une zone indéterminée centrée sur le golfe persique, P. Beaumont et alt., The Middle East : a Geographical Study, Chichester, John Wiley & Sons, 1976, p. 1.
René Cagnat et Michel Jan, op. cit., pp. 10-11.