b) Concept En Creux; Concept Creux

Pour situer le Tibet, nous pourrions évoquer le terme désuet de Haute Asie, qui se comprend comme l’ensemble des terres steppiques ou désertiques d’altitude moyenne ou élevée : Mongolie, Turkestan oriental (Xinjiang) et Tibet402. Cette unité morpho-climatique et topographique repose aussi de manière implicite sur un concept historique, celui de régions certes différentes mais liées par un destin commun en tant que dépendances extérieures de l’empire chinois403. Ce marquage historique est très fort et se complète d’une identité qui ne repose pas sur une unité ethnique, mais sur la non-appartenance des peuples de la Haute Asie à l’ethnie Han ainsi qu’au mode de vie sédentaire chinois.

La Haute Asie, c’est aussi l’Asie centrale, qu’on a défini au XIXème siècle comme Touran, monde des nomades et semi-nomades, en opposition à Iran, monde sédentaire404 ; c’est aussi l’espace d’où sont issus les grands empires nomades : empire tibétain, empire mongol,... L’identification à un mode de vie particulier devient plus rare au XXème siècle, où l’Asie centrale est perçue en premier lieu comme un ensemble physique, une accumulation de chaînes de montagnes “ dans le secteur compris entre le Baïkal et la plaine indo-gangétique ”405. L’aspect humain n’est pas occulté, mais parfois réduit à une réalité perçue comme protohistorique ou préislamique406, perdant par là même l’espace tibétain, non islamisé, ainsi que l’espace mongol. Pourtant, ce centre de l’Asie407 est aussi le Turkestan, différencié après les conquêtes russes et chinoises en un Turkestan occidental et un Turkestan oriental, espace de peuplement des Turcs anatoliens et touraniens, intégrant aussi dans une acceptation plus large les peuplements mongols et tibétains (le Turuk était le rôdeur, le brigand, avant que de définir un caractère ethnographique), pour caractériser “ l’asiatide ”408.

Parce qu’ils sous-tendaient pour le premier un espace politiquement non structuré et une solidarité ethnique implicite - le panturkisme - pour le second, les termes d’Asie centrale comme de Turkestan ont connu une éclipse en tant que définitions d’un oekoumène avec la formation de l’URSS puis de la RPC, et les politiques nationales d’intégration qui furent menées. Depuis 1991, le concept d’Asie centrale est toutefois réapparu, à la faveur de la désintégration de l’URSS, pour désigner les Etats nouvellement indépendants de l’ex-Asie soviétique, sans qu’y soit intégrée la portion chinoise (Xinjiang, Gansu, Qinghai, Tibet, Mongolie intérieure) ! Selon le discours officiel chinois, l’Asie centrale n’est pas un “ milieu des empires ”409, mais un ensemble d’Etats neufs, en situation de conflictualité latente, représentant à la fois une menace possible pour la stabilité des Etats voisins autant qu’un formidable enjeu géopolitique. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement chinois a banni l’usage du terme pour désigner l’ouest de son territoire et a contribué au contraire à réactiver le concept à contenu plus culturel de “ route de la Soie ” pour désigner une certaine solidarité des Etats de centre-Asie (solidarité qui n’est plus alors perçue que comme historique et économique) qui lui permet de plus de réaffirmer l’ancienneté de l’implantation comme de l’influence chinoise dans cette région du monde410.

Mais le terme d’Asie centrale, via le concept de route de la soie, n’a pas seulement une identité chinoise et devient un nouveau “ milieu des empires ” au travers des luttes d’influence que s’y livrent russes et chinois, mais aussi turcs et iraniens, ainsi que pakistanais et indiens, ouvertes à l’ouest des Tian Chan, discrètes à l’est. Par contre, le Tibet n’est pas (encore) inclue dans cet espace de luttes d’influences pour l’heure économiques, même s’il est de nouveau perçu dans le monde universitaire comme faisant partie intégrante de l’Asie centrale411.

Notes
402.

Paul Pelliot, La Haute Asie, opuscule sans lieu d'édition daté de 1933, p. 1. Le texte fut écrit pour saluer le retour de la "Croisière jaune", de la mission "Centre Asie" commanditée par André Citroën.

403.

Vidal de Lablache, "Haute Asie", Géographie universelle, Paris, Armand Colin, 1929, tome VIII, p.236. Cette identité de destins sera d'ailleurs le thème central d'un livre de Louis Hambis, La Haute Asie, Paris, P.U.F., 1953, 126p. La définition de la Haute Asie qu'il donne est proche : entre Sibérie, Chine, Inde et Turkestan russe.

404.

Article Asie centrale, M. Vivier de Saint Martin, Nouveau dictionnaire de Géographie, Paris, Hachette, 1879, p. 235.

405.

Géographie générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 238. Même définition dans l'article Asia, Encyclopedia Britannica, London, 1961, T-II, p. 513. L'Asie centrale y est limitée par les Himalayas, les basses terres de l'URSS asiatique, et la Chine. Les auteurs anglo-saxons ont forgé un autre concept, celui d'Inner Asia (Asie intérieure) : Denis Sinor, Inner Asia : A Syllabus, London, Bloomington and The Hague, 1969. On pourra aussi consulter Guy G. Imart, “ The limits of Inner Asia : somme soul researching on new borders for an old frontier-land ”, Papers on Inner Asia, Bloomington, Indiana University Research Institute, n°1-1987.

406.

article Asie centrale, Encyclopædia Universalis, Paris, 1985.

407.

A proximité de Kyzyl, capitale de la république de Touva, un monument marque le centre géographique de l'Asie.

408.

René Cagnat et Michel Jan, Le milieu des empires, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 37.

409.

Selon la belle phrase faisant titre de René Cagnat et Michel Jan, Le milieu des empires, Paris, Robert Laffont, 1981, 323p. Un symposium organisé par l’Académie des Sciences sur la théories des nationalités en juin 1990 concluait que le Xinjiang n’appartenait pas au monde islamique et que la nationalité ouïgoure n’existait pas, Valérie Niquet, “ Le Xinjiang et les républiques soviétiques d’Asie centrale ”, courrier des pays de l’Est n°355, décembre 1990, pp. 53-64.

410.

D'ailleurs, le responsable du programme développé par l'UNESCO n'est-il pas de nationalité chinoise?

411.

Voir entre autres la lettre de l’International Institute for Asian Studies; mais un autre découpage apparaît de plus en plus fréquemment, tenant compte des nouvelles données économiques, qui intègre dans un même ensemble Asie centrale et Asie du sud, singularisées par leurs écarts de développement à l’Asie - de l’est - et à l’Europe (même russe).