1) Pratiques Pré-Coloniales

a) De La Connaissance Du Terrain Et De Sa Démarcation

L’expérience de bornage s’appuyait en Chine sur une tradition géographique qui repose sur une connaissance précise (et transmise) de l’espace administré et de son histoire. Les sinologues peuvent s’appuyer sur les Shi lu ou “ notes véridiques ” qui retracent la vie des empereurs successifs, dès le IIIème siècle avant J.-C. Compilées et réécrites par les historiens des dynasties suivantes qui y puisent leur légitimité, elles représentent, au travers des Ben ji (chronologies dynastiques), des Biao (généalogies des dignitaires et fonctionnaires) et des Zhi (monographies) des sources précieuses, “ même si elles sont, le plus souvent, très “ orientées ” ”414. Dans ces différentes histoires officielles, la place allouée à la géographie est remarquable : elle oscille entre 10% et 18% du total des ouvrages et atteint même 28% dans l’histoire officielle des Qing415.

A cette forte production de géographie administrative est associée une production cartographique dont est responsable, au moins depuis le IIème siècle, un bureau topographique, le Tchifang chi, “ chargé de mesurer le pays et de dresser des cartes ”416. Une des fonctions des géographes était d’enregistrer les limites des principautés et des domaines : Li Huan, commissaire sur les frontières du Tibet, avait dessiné en 1040 une carte des régions dont il était en charge417 ; la première carte jamais imprimée dans un livre, la Yü Chi Thu, est un remarquable exemple de la précision comme de la qualité du travail topographique réalisé, sur un carroyage final de 100 li de coté418.

L’espace chinois fut borné, cadastré dès la fondation de l’empire, dont les limites internes seront plus ou moins “ stabilisées ” sous la dynastie Tang419. C’est avant tout l’espace du noyau territorial que contrôla la dynastie Han, considérée comme fondatrice de l’identité chinoise420, et que protègent les Grandes murailles, archétype de la frontière linéaire à fonction de barrière. D’abord muraille de défense entre Etats féodaux, elle devint sous la dynastie des Qin (règne de Shi Huangdi) un ouvrage continu ayant comme fonction de stabiliser les conquêtes en Chine même : ‘“ Comme les murs d’une ville, la muraille était un signe de l’appropriation politique, à usage interne ”’ 421. D’un point de vue défensif les Grandes Murailles ne constituent qu’un des éléments d’un ensemble beaucoup plus vaste : ‘“ tribus ralliées qui collaborent à la défense contre les incursions, postes, fortins et garnisons avancées, colonies militaires, territoires mis en valeur par des populations déportées, élevages de chevaux... ”’ 422.

Les murailles formaient une barrière contre les Barbares, qui coïncidait à moyenne échelle avec la ligne de contact entre sédentaires et nomades, et dont les tracés ont constamment varié au cours des siècles, marquant chacun la ligne de défense d’un pouvoir impérial affaibli face à une poussée barbare. Construites pour contenir les peuples d’Asie centrale, elles s’étendaient ‘“ du golfe de Chili aux montagnes bordières du Tibet ”’ 423, mais eurent en fait plus souvent une fonction de barrière douanière et de contrôle des migrations (dans les deux sens) que celle de ligne de défense.

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Figure 26 : La (ou les) grande (s) muraille (s)?
[Note: Source : Jacques Gernet, Le monde chinois, 1990.]

Les techniques chinoises de gestion des frontières sont marquées par une remarquable pérennité jusqu’à l’époque contemporaine : s’ils ne renforcèrent que peu les Grandes Murailles, les souverains successifs de la dynastie Qing n’en conservèrent pas moins la pratique d’une démarcation “ franche ” de la frontière, comme en témoigne la “ Palissade d’osier ” (liutia bian) érigée en Mandchourie entre 1653 et 1682 424; de même, au début du XXème siècle existaient encore des palissades marquant la frontière avec le Tibet dans la région du Kham425.

L’Inde a développé une même tradition de bornage des limites politiques, qui ne s’est pas semble-t-il accompagnée d’une production cartographique et de géographie administrative semblable à celle qui se développa en Chine. Les études géographiques sont absentes en Inde, sauf à prendre des aspects de descriptions mythiques : le Gandhamadam évoque le “ plateau tibétain ” ; le Mahabharata fournit la description d’une Inde déjà totalement explorée et dans la partie intitulée Mahaprastana on trouve la description du pays au nord du Grand Himalaya426. Les descriptions se font aussi poétiques, comme dans les Purana, le Kumara-sambhava ou le Meghaduta 427, ou pratiques, comme guide de pèlerinage428.

La culture politique du sous-continent fut aussi différente, notamment dans la gestion des conquêtes : les différents empires hindous ne furent jamais constitués selon un système unitaire ou féodal mais furent plutôt des systèmes tributaires, dont le village constituait l’unité territoriale de base, stable, peu affectée par les conquêtes successives429. Hors des domaines royaux, le prince ne disposait en fait comme type de pouvoir que le droit de percevoir un pourcentage sur les récoltes de l’exploitant privé, et ne pouvait l’exproprier qu’en de rares occasions430.

Elle s’est aussi doté d’un corpus de termes légaux relatifs à la limite, distinguant sima - frontière d’Etat autant que limite de propriété (littéralement : dessiner une ligne) - de la ligne de protection fortifiée ou de la marche : anta 431  ; un troisième terme, avadhi, semble désigner la ligne frontière. A cette terminologie complexe était associée une pratique de gestion des conflits de frontière par arbitrage, où le critère discriminant était la prescription acquisitive.

Ces pratiques eurent surtout une validité à l’intérieur de la plaine du Gange. En périphérie, de même qu’autour de l’espace chinois, on note la relative permanence de discontinuités majeures, que représente au nord le Teraï ; une ligne moins nette englobe le Penjab, entre le daman i koh (le liseré de la montagne : une ligne Kirthar-Daman) et la Sutlej, (coïncidant à petite échelle avec l’aire de peuplement sikh) ; au sud, la chaîne des monts Vindhyâ forme une rupture majeure entre Inde du nord et plateau du Deccan ; enfin le coude du Gange marque traditionnellement la limite orientale de la civilisation hindoue.

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Figure 27 : D'Ashoka à Aurangzeb : permanence de clivages territoriaux dans le sous-continent.
[Note: Source : O.H.K. Spate, India and Pakistan, 1968.]

Mais ces discontinuités ne furent pas systématiquement appuyées sur des complexes continus de défense fortifiée, même si l’Arthashastra recommandait l’établissement de solides défenses frontalières, localisées sur les sites favorables432, même si on peut citer la chaîne de forteresses qu’établit le dernier souverain de la dynastie Ghulam - Ghiyas-ud-din Balban - à la frontière nord-ouest du pays, pour lutter contre les incursions mongoles433.

Notes
414.

Denys Lombard, La Chine impériale, Paris, P.U.F., 1987, p. 7.

415.

Pourcentage du nombre de chapitres consacrés, selon Etienne Balazs, La bureaucratie céleste, Paris, Gallimard, 1968, p. 57.

416.

Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, Paris, Hachette, 1882, t.VIII, p. 251.

417.

Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge, C.U.P., 1959, T.III.

418.

Soit 5 km de côté. Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1990, p. 297.

419.

Pierre Trolliet, “ les niveaux d'administration et de contrôle du territoire ”, L'état de la Chine, Paris, La Découverte, 1989, p. 28.

420.

Les Chinois se nomment Han jen (les Hans) plutôt que Zhong Guo Jen (les gens de Chine). Dans le sud du pays, on parle plutôt de Tang jen (les gens des Tang) en référence à la dynastie colonisatrice de cette région de Chine.

421.

Michel Foucher, op. cit., p. 66. Les premières barrières servirent sans doute à protéger au nord-ouest et à l'ouest le berceau de la dynastie fondatrice : le bassin de la Wei.

422.

Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 2° édition 1990, p. 114.

423.

Alaistair Lamb, op. cit., p. 22.

424.

Voir G. Mélikhov, “ A propos de la frontière septentrionale du patrimoine territorial des féodaux mandchous (qing) à l’époque de leur conquête de la Chine (années 40-80) du XVIIè. ”, Russie-Chine aux XVIIè-XIXè siècles, Moscou, Editions du Progrès, 1985, pp. 13-58.

425.

Henri d'Ollone, Les derniers barbares, Paris, You-Feng, 2° édition 1988, p. 248.

426.

K.M. Panikkar, Histoire de l'Inde, Paris, Fayard, 1958, p.38.

427.

Alors que les contacts entre l'ensemble indo-ganétique et les Himalayas sont anciens, l'étude indienne des Himalayas "entered the region in the footsteps of the British", S.K. Chaube, “ Modernization and adaptation in the Himalayas : a conspectus ”, S.K. Chaube (éd.), The Himalayas, profiles of modernisation and adaptation, New Delhi, Sterling Pub., 1985, p. 2.

428.

On peut consuslter, pour une version moderne de cette géographie pérégrine le livre de Sri Swami Pranavendra Saraswati, Kailas-Manasarovar, Delhi, Surya, 1949, 242p., qui est un ouvrage entièrement consacré à une description à la fois géographique et religieuse du pèlerinage au Manasarovar et au mont Kailash. C’est semble-t-il cette forme de géographie religieuse qui a longtemps prévalu au Tibet, autre espace (hindou) bouddhiste, voir les travaux d’Eric Meyer.

429.

H.N. Sinha, The Development of Indian Polity, New Delhi Asia Pub., 1963, pp. 12-14.

430.

U.N. Ghoshal, A history of Indian political ideas -the ancient period and the period of transition to middle ages, Bombay, O.U.P., 1959, p. 135.

431.

Par analogie : les antapala, administrateurs des régions-frontière, disposaient d'un statut juste inférieur à celui des ministres du gouvernement, U.N. Ghoshal, A history of Indian Public life : the pre-Maurya and the Maurya periods, Bombay, O.U.P., 1966, p. 69.

432.

l'Arthashastra (L'enseignement du profit), fut sans doute été écrit vers le IV°-III° siècle avt. J.-C. par Kautiliya, ministre de Chandragupta Maurya. Au travers de 150 chapitres regroupés en quinze livres, l'ouvrage se veut “ la science au moyen de laquelle on obtient et on protège la terre habitée par les hommes, c'est à dire la science de la politique ”, Jean Alphonse Bernard, L'Inde, le pouvoir et la puissance, Paris, Fayard, p. 17.

433.

K. Antonovan, G. Bongard-Lévine, G. Kotovski, Histoire de l'Inde, Moscou, Editions du Progrès, 1979, p. 232.