Les dispositifs lourds de gestion des limites très marqués par une pratique de type impérial n’empêchaient pas, en Chine comme en Inde, une gestion plus “ classique ” du voisinage par la signature de traités de frontières. Cela peut paraître paradoxal d’observer dans ce secteur du globe l’existence de frontières récentes, datées pour la plupart des XIXème et XXème siècles et inachevées, alors qu’au travers de l’histoire s’est affirmée une pratique récurrente du tracer (ou plutôt du marquer)-frontière. Les traités ‘“ étaient tout d’abord utilisés pour fixer les concessions ou acquisitions territoriales, car dans ces cas-là un texte écrit était nécessaire pour indiquer concrètement les frontières ”’ 434. Dans l’histoire de l’Himalaya, les traités furent fréquents, établissant des frontières qui étaient avant tout démarquées dans les points de passage, par des bornes sur certaines desquelles était gravé le texte du traité. Hors des régions les plus fréquentées, la frontière restait très souvent imprécise : ‘“ Dans les deux camps, les chefs sont un peu livrés à eux-mêmes, loin de leurs gouvernements ; les frontières sont impossibles à délimiter sur des milliers de kilomètres et sans le secours de la cartographie ”’ 435.
Entre Chine et Tibet furent signés pas moins de huit traités entre le VIIème et le IXème siècles, soit en 705-710, 730, 756, 765, 783, 784, 822-823436. En 822-23, Tibétains et Chinois signèrent le dernier traité de cette période, qui confirme le tracé de frontière de 783 qui reprenait à la formulation près celui de 730437 :
‘ “ On convient que le territoire des Tang, à droite de la préfecture de King, se terminait au défilé de T’an-tcheng-hia ; à droite de la préfecture de Long, avait pour limite le T’sing-chouei ; à l’ouest de la préfecture de Fang, se terminait à la sous-préfecture de T’ong-kou ; dans le Kien-nan, se terminait à la rivière Ta-Tou des Si-chan. Le Tibet occuperait les préfectures de Lan, Wei, Yuan, Houei ; à l’ouest, il aurait pour limite Lin-t’ao ; à l’est la préfecture de T’cheng ; il vient jusqu’aux divers Man Mosie à l’ouest du Kien-nan et se terminerait au sud-ouest de la rivière Ta-Tou. Au nord du grand fleuve [Hoang Ho], depuis Sin-t’swan-kuin le territoire tibétain arriverait jusqu’au sud du grand désert, et aurait pour limite le T’o-t’o-ling [col du chameau] des monts Houo-lan. L’espace entre serait territoire neutre ”. ’En fait le traité, comme les précédents, définit une frontière entre les empires tibétain et chinois où est réservée une zone neutralisée, une zone “ heurtoir ” échappant à l’administration des deux Etats. Mais il ne définit pas la totalité de l’interaction, puisque le contact direct entre les deux empires s’étendait à cette époque approximativement du sud de Xining jusqu’à Kashgar en longeant le piedmont de l’Altyn Tagh mais seulement la portion où le contact est “ direct ”. Au-delà, il semblerait que la reconnaissance mutuelle des acquisitions territoriales se fit par simple échange de lettres, pour la section nord ; au sud, prenaient place les marches sino-tibétaines, dont le contrôle par les uns ou les autres demeura incertain jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle.
Le traité apparaît comme un texte de compromis entre les deux pouvoirs : la répétition de la description du tracé de frontière par rapport aux textes antérieurs, comme la modestie des termes employés, indiquent la faiblesse des deux adversaires qui obtiennent par cet accord un répit dans leurs luttes. Le traité clos en fait, avec la mort d'Haroun al Rashid survenue en 809, le premier "Grand Jeu" de la région, qui opposa Tang, Tibétains de la dynastie Yarlung et Abbassides.
Le traité fournit une indication supplémentaire, qui est celle de l’égalité de traitement des deux monarques : la dynastie Tang n’avait pas intégré dans son vocabulaire diplomatique la notion de “ traité inégal ” telle qu’elle fut abondamment mobilisée par la dynastie Qing, puis la Chine républicaine et enfin la Chine communiste pour caractériser un traité ou accord signé avec une puissance étrangère. Les traités inégaux furent initialement invoqués pour deux espaces : la Chine côtière et les limites septentrionales de la Mandchourie, remettant en cause à la suite des défaites militaires Qing l’intégrité du territoire chinois et celle du sanctuaire mandchou438. Le terme apparaît ensuite pour désigner l’ensemble des traités sino-russes, comme le traité de Kuldja (25/7/1851), la convention de Pékin (1860) et le protocole de Chuguchak (1864), puis tous les traités signés avec d’autres puissances étrangères.
V. Mianiskov, L'empire des Qing et l'Etat russe au XVIIè siècle, Moscou, Editions du Progrès, 1985, p. 67.
Jacques Bacot, Introduction à l'histoire du Tibet, Paris, Société Asiatique, 1962, p. 20.
Les dates des traités varient selon les sources. Celles-ci sont extraites de M.C. van Walt van Praag, The status of Tibet, London, Wisdoms publications, 1987, p. 205. A cette époque, le Tibet signa aussi des traités de frontière avec le califat abbasside (810) et le Siam (en 750-754). D'autres traités furent sans doute signés, mais les annales ne semblent pas avoir retenu leur existence. Parfois la ratification (à l'époque la cérémonie d'acceptation) d'un traité par l'un ou l'autre des protagonistes était tardive : d'où deux dates pour un même traité selon la source consultée.
Traduction du Sin Tang Chou, chapitre 216B, Paul Peillot, Histoire ancienne du Tibet, Paris, Maisonneuve, 1961, p. 114. Le texte du traité fut en outre gravé sur 3 bornes : l’une fut érigée à Gungu Meru pour démarquer les deux pays, la seconde à Chang'an, alors capitale de l’empire chinois et la troisième à Lhasa, où on peut encore la voir, devant l’entrée du Jokhang.
Le traité de Nankin (29 août 1942) est le “ premier des traités inégaux dont la Chine fut victime dans l’histoire moderne ”, E100, Histoire de la Chine moderne (1840-1919), Paris, Editions du centenaire, 1978, p550. Par contre, le traité de Nerchinsk (7/11/1689) n’est pas considéré comme “ inégal ”, ibid., p. 548. En fait, le terme de “ traité inégal ” paraît surtout utilisé quand les monopoles de l’empire mandchou - dont le commerce extérieur - sont menacés, plus encore que l’intégrité territoriale.