La problématique de la “ bonne ” frontière a été largement mobilisée par les “ traceurs de frontières ” quand l’émergence de nouvelles entités étatiques territorialisées rendit nécessaire la conduite d’une réflexion théorique, mais aussi technique et opérationnelle sur la frontière. Ce n’est pas étonnant si l’empire britannique à son apogée fut à l’origine de nombreuses réflexions sur les frontières, comme celle que présenta en 1907 George Nathaniel Curzon, marquis de Kedleston, qui synthétisait une expérience acquise en tant que vice-roi des Indes de 1899 à 1905, après avoir été sous-secrétaire au ministère des affaires étrangères et au ministère de l’Inde.
La réflexion de Curzon est difficilement dissociable de celles de Sir Thomas Holdich et de Sir Henry McMahon, qui furent véritablement des patriciens, des “ marqueurs de frontières ” plutôt que des “ traceurs de frontières ”, maîtres d’ouvrages des limites nord du British Raj439 :
le premier, comme Surveyor General of India, participa de 1878 à 1898 à l’élaboration de la Frontière du Nord-Ouest ; il fut aussi membre de la commission frontalière Argentine-Chili. On le retrouvera aux cotés de Lord Curzon, comme Haut-Commissaire britannique en Russie du sud, chargé d’aider à l’administration de la région tenue par l’armée blanche440 ;
le second, nommé secrétaire des Affaires Etrangères de l’Inde en 1911, fut le maître d’oeuvre de la construction de la Frontière du Nord-Est, liant son nom à la frontière qu’il négocia avec le représentant du gouvernement tibétain en 1914. Débutant sa carrière dans la Sikh Frontier Force, il fut Political Agent à Gilgit, Chitral et au Baloutchistan et participa aux côtés de Mortimer Durand à la négociation de la frontière indo-afghane en 1893, dont il reprendra 20 ans plus tard les techniques.
“ Frontiers ”, un des premiers textes traitant du thème des frontières politiques, est le reflet de l’expérience de Lord Curzon comme administrateur politique, qui attribua une place prépondérante aux frontières dans les relations internationales : ‘“ les frontières sont réellement le fil du rasoir sur lequel sont suspendues la guerre ou la paix, la vie ou la mort pour les nations ”’ 441. Il partagea avec les stratèges et diplomates britanniques l’exemple de l’empire romain, comme référence442 et comme obsession pour son incapacité à garantir durablement ses frontières : ‘“ Les frontières ne devraient pas être perpétuellement modifiées et devraient plutôt coïncider avec des ruptures naturelles ou géographiques ”’ 443. Evaluant l’efficacité d’une frontière en fonction de (1) sa facilité d’identification [frontière visible] ; (2) la barrière qu’elle peut offrir aux communications ; (3) sa défendabilité444 ; il observa que ‘“ les possesseurs des montagnes disposent d’un immense avantage sur les occupants des plaines’ 445 ”. Ce qu’entérina T.H. Holdich : ‘“ Les frontières doivent être des barrières - si elles ne peuvent être géographiques ou naturelles, elles doivent être artificielles et aussi fortes que la technique militaire le permet ”’ 446.
La recherche de la sécurité (ou de l’avantage-terrain) transparaît au travers d’une classification des frontières selon leur dépendance ou non de supports physiques447 :
les frontières artificielles, soit les palissades, remparts ou murailles, les zones neutres, comprenant marches, territoires neutralisés et tampons artificiels, Etats-tampons (avec ou sans partage de suzeraineté) et les Etats protégés par des garanties internationales ;
les frontières naturelles qui sont celles qui longent les mers, les déserts, montagnes, forêts, marais et marécages448.
Curzon définit aussi un second type de frontières naturelles, ‘“ soit celles réclamées par les nations comme naturelles selon des critères d’ambition, de convenance, ou plus souvent de sentiments. Les tentatives de réaliser des frontières de ce type ont été responsables de nombreuses guerres, et de quelques unes des plus tragiques vicissitudes de l’histoire ”’ 449.
S’il ne négligea pas de distinguer entre boundary et frontier, il employa indifféremment les deux termes ; de même s’il admit que la frontière puisse être soit une ligne, soit une zone, il négligea d’étudier la première, considérant en outre qu’en Asie l’idée d’une frontière démarquée était ‘“ essentiellement un concept moderne [...] Il serait plus exact de dire que la démarcation n’a jamais pris place excepté sous la pression européenne et par l’intervention de représentants européens ”’ 450. Hommes de terrain, Holdich et McMahon ont nuancé et enrichi de leurs propres expériences la typologie de Curzon : ‘“ Une zone frontière définit un large espace frontalier qui, sans doute par la vertu de sa nature géographique accidentée ou d’autres facteurs physiques, pourrait servir comme zone-tampon entre deux ou plusieurs Etats. Une frontière devrait être une ligne clairement définie, exprimée en termes verbaux (“ délimitée ”) ou par une série de marques physiques sur le territoire (“ démarquée ”)’ 451.
Le dédain que Curzon porta aux limites “ naturelles ” (suivi en cela par Holdich et par McMahon) comme l’établissement d’une classification binaire dissociant les supports physiques et les modes de contrôle politique des régions frontières relèvent d’une démarche qui apparaît plus politique que scientifique, plus pratique que théorique. Elle répondait aux besoins de son inventeur qui, administrateur de l’empire des Indes, eut pour préoccupation majeure de gérer et de compléter les 9600 km de frontières terrestres entourant les possessions britanniques, de garantir leur intégrité : ‘“ C’est, vraiment, un fait remarquable à propos de notre contrôle impérial de l’Inde que nous puissions trouver une frontière presque aussi invulnérable que celle de Grande Bretagne”’ 452. Curzon préconisa (et oeuvra pour) l’établissement d’une frontière scientifique, qui associerait ‘“ capacités naturelle et stratégique, et qui en plaçant à la fois l’entrée et la sortie des passes entre les mains de la puissance défendante, oblige l’ennemi à conquérir les approches avant de pouvoir utiliser le passage ”’ 453.
Spécialiste de la question russe, Curzon écrivit son ouvrage trois ans après que MacKinder eut formulé sa théorie du “ pivot géographique de l’histoire ”. De fait, la frontière scientifique apparaît rétrospectivement comme un concept de définition du voisinage, opérant à petite échelle, dans le contexte spécifique du début du siècle, qui était celui d’une lutte entre empires coloniaux454. Les frontières léguées par les Britanniques, et qui sont devenues des frontières nationales, étaient avant tout des limites d’empires : en Inde, les administrateurs du Raj n’ont pas tant négligé les pratiques antérieures à leur arrivé, qu’ils ont conçu des dispositifs particuliers de gestion de limites politiques, dotés des fonctions spécifiques aux finis imperii.
Il faudrait ajouter le nom de Mortimer Durand, qui fut le maître d'ouvrage de la construction de la Frontière du Nord-Ouest, mais qui ne semble pas avoir développé de réflexion théorique sur les frontières, à l'encontre des autres acteurs britanniques.
Ils y retrouveront d'ailleurs Halford MacKinder, qui occupa la fonction de Haut-Commissaire en Russie du sud de 1919 à 1920.
“ Frontiers are indeed the razor's edge on which hang suspended the modern issues of war and peace, of life or death to nations ”, G.N. Curzon, Frontiers, The Romanes lectures, Oxford, Clarendon Press, p. 7.
Rudyard Kipling, le grand rapporteur des faits de l’empire victorien, lui consacra plusieurs chapitres d’un livre : Puck de la Colline au Lutin (Puck of Pook’s Hill) en 1906.
“ Boundaries should not be shifting perpetually and should best correspond to natural or geographical lines of division ”, Curzon, op. cit., p. 32.
Ibid., p. 23.
“ The holders of the mountains have an immense advantage [...] against the occupants of the plains ”, id., p. 7.
“ Boundaries must be barriers - if not geographical and natural they must be artificial and strong as military device can make them ”, Thomas Holdich, Political Frontiers and Boundary Making, London, 1916, réimp. Macmillan, 1956, p. 46.
John Finch, The Natural boundaries of Empires and a new view of colonisation, London, Longman, 1844, fait déja la distinction entre frontières naturelles et frontières artificielles.
Id., pp. 24-33.
“ namely those which are claimed by nations as natural on grounds of ambition, or expediency, or more often sentiment. The attempt to realise Frontiers of this type has been responsible for many of the wars, and some of the most tragical vicissitudes in history ”, id., p. 54.
"It would be true to say that demarcation has never taken place except under European pressure and by the intervention of European agents", id., p. 7.
A.H. McMahon, Journal of the Royal Society of Arts 1935-1936, London, 1936, p. 3.
“ It is, indeed, a remarkable fact about our Imperial hold on India that we should find a frontier for India almost as invulnerable as that of Great Britain ”, Thomas Holdich, Political Frontiers and Boundary Making, London, 1916, réimp. Macmillan, 1956, p. 126.
"a Frontier which unites natural and strategical strength, and by placing both the entrance and the exit of the passes in the hands of the defending Power, compels the enemy to conquer the approach before he can use the passage", ibid., p. 7.
Ministre des affaires étrangères de 1919 à 1924, Lord Curzon appliquera ce concept de frontière scientifique sur d'autres terrains, européens : la ligne Curzon, frontière proposée entre Pologne et Russie soviétique en 1919 et dont le tracé sera repris par les Soviétiques en 1945. Il sera en 1923 le principal artisan du traité de Lausanne qui institua des frontières appuyées sur des formes du reliefs : cours de l'Evros entre Turquie et Grèce; lignes de crête entre Turquie et Bulgarie. Notons que c'est le traité de Lausanne qui - en Europe - généralisa les transferts de population.