C'est un des concepts qui furent les plus employés dans les discussions frontalières en Himalaya, et qui constitue en outre une des bases de la rhétorique chinoise lors des négociations de ses frontières. Les définitions des frontières prennent parfois des formes singulières : il en est ainsi du testament de Kyi-de Nyi-ma-gön (environs de 930) qui ne fut pas un traité. Il sera pourtant considéré par la suite comme le document de référence définissant la partition territoriale “ traditionnelle ” entre Ladakh et Tibet. Il précise en fait l’héritage du fils aîné Pal-gyi-gon qui reçoit :
‘ ‘“ Maryul de Mnah ris [Ngari], les habitants utilisant des arcs noirs, Ruthogs [Rudok] à l’est et la mine d’or de Hgog [peut-être Thok Jalung, important gîte aurifère] ; à proximité Lde-mchog-dkar-po [Demchok] ; à la frontière Ra-ba-Dmar-pa ; Wanle [Hanle], jusqu’au sommet de la passe des rocs Yi mig [Imis la] ; vers l’est jusqu’au pied de la passe du Cachemire [Zoji la], de la pierre caverneuse jusque ici, jusqu’en direction du nord jusqu’à la mine d’or de Hgog ; tous les lieux appartenant à Rgya ”456.’ ’Le texte est fondateur du Ladakh comme entité bouddhiste indépendante et sera en cela affecté d’un caractère sacré : ‘“ les frontières, fixées à ’ ‘l’origine’ ‘ ... seront respectées ”’ précise l’article 1 du traité de Tingmosgang457. La définition fut reprise sans changement (en fait non reformulée) dans les traités signés entre Tibet et Ladakh en 1684, puis en 1842 et 1852, et enfin réactivée par le gouvernement indien pour mieux soutenir sa revendication de l’existence d’une “ traditional boundary ” au sud du Lanak la.
La frontière fut en outre démarquée en 1687, mais seulement entre Demchok et la colline de Karbonas, même si un doute subsiste quand à la coïncidence entre la ligne démarquée et la limite de l’espace défini comme ladakhi dans le “ traité ” de 930.
La formulation de revendications s’appuyant sur la tradition, soit sur des traités de partage de territoires ou de frontières, n’est pas une exclusivité indienne ; elle est aussi invoquée par le gouvernement chinois. L’usage en est toutefois différent : ainsi ce dernier ne remettra pas seulement en cause la validité du traité, ou la possible absence de coïncidence entre les deux lignes, mais aussi la nationalité du Ladakh, considérant que Kyi-de Nyi-ma-gön fut “ un prince local du Tibet chinois ”458 : la tradition peut être comprise selon des échelles différentes! De fait, les représentants chinois manièrent à l’excès une rhétorique à base de “ syllogisme rétroactif ” : le Tibet est aujourd’hui partie intégrante de la Chine, donc le Tibet a toujours fait partie de la Chine459.
Si l’argument d’une frontière traditionnelle sera régulièrement invoqué, il le sera rarement sur la base de traités “ historiques ” (implicitement antérieurs à l’occupation britannique de la région) - trop rares - mais selon d’autres critères ayant trait à une pratique coutumière ou à l’administration des territoires litigieux.
Francke, “ Antiquities of Indian Tibet ”, Archeological survey of India, II, p. 94, cité par M. Fischer, Himalayan battleground, p. 19.
Voir chapitre cinq pour l'intégralité du texte.
“ a local prince of China's Tibet ”, Report of the Officials of the Governement of India and the People's Republic of China on the Boundary Question, New Delhi, Ministry of External Affairs, 1961, p. CR-56. Comme le remarquent M. Fisher & alt., Himalayan battleground, London, Pall Mall Press, 1963, p. 21, “ Even the most exuberant Chinese historians have never claimed that Tibet was part of China in the tenth century ”.
La perception du lien unissant Tibet et Chine a connu une évolution notable depuis 1949 : pendant la période maoïste on considère qu'il remonte aux Han, ou au moins à la fondation du Tibet historique par Srong Tsen Gampo; au cours des années 1980 le lien est daté de l'occupation du Tibet par les troupes de Koubilaï, puis de l'occupation au XVIIIème par les troupes Qing. Le discour officiel chinois privilégie aujourd’hui le lien avec la dynastie Yuan, voir chapitre sept. En fait “ l'histoire des Tibétains [...] forme une composante inaliénable de l'histoire de Chine ”, Wang Furen et Suo Wenqing, Highlights of Tibetan History, Beijing, New World Press, 1984, p. 7.