Un dernier type de support de frontière a été mis en avant par les représentants indiens, celui de ligne de partage des eaux : ‘“ Le fait que cette ligne ait reçu la sanction de la tradition et de la coutume n’est en aucune façon un accident ou une surprise parce qu’elle est conforme au développement général de la géographie humaine et montre que les données sociales et politiques sont affectées par l’environnement physique. Il est naturel que les peuples aient tendance à s’établir de part et d’autre des chaînes de montagne ; et les limites des sociétés - et des nations - sont constituées par des barrières montagneuses. ”’ 466.
Plus qu’un critère de délimitation, ce que les Indiens tentèrent d’imposer au cours des discussions et qui demeure leur critère de référence est le principe d’une frontière naturelle, que matérialiserait la ligne de partage des eaux du système indo-gangétique, en fait le versant indo-gangétique du bassin-versant du Gange et de l’Indus. Alors que les critères précédants jouaient à grande échelle, définissant un type de support dans un espace donné, celui de frontière naturelle, explicite dans le texte, définit une rupture à plus petite échelle, une limite “ sanctionnée par la tradition et la coutume ” des aires d’influence indienne et chinoise. Ce principe fut implicitement refusé par la Chine en envahissant en octobre 1962 le piedmont assamais de l’Himalaya, mais aussi en occupant la Sumdorong chu à l’été 1986.
Alors que les référents précédemment cités peuvent être considérés comme non spécifiques parce que partagés par les deux Etats en présence, le concept de frontière naturelle apparaît comme typiquement indien. Si la dyade sino-indienne est constituée de trois segments, à fin de négociations, l’intersection sino-indienne est appréhendée comme composée de cinq segments, différenciés selon des critères ‘“ géographiques, géopolitiques et militaires ”’ 467:
le Jammu & Kashmir et le Ladakh;
le secteur central qui se compose de l’Himachal Pradesh et de la portion de l’Uttar Pradesh voisine du Tibet;
le Népal et le Bhoutan qui sont des Etats souverains;
la zone stratégiquement sensible du Sikkim qui domine le carrefour entre Népal et Bhoutan d’un côté et Chine et Bangladesh de l’autre;
le secteur nord-est qui est le point de rencontre géographique des frontières terrestres de l’Inde, du Bangladesh, de la Birmanie et de la Chine.
Cette représentation est un héritage pas forcément identifié comme tel, mais assumé, de la pensée stratégique britannique, mais aussi au-delà, d’un héritage plus ancien de l’Himalaya comme limite symbolique d’une civilisation : ‘“ L’attitude indienne face aux frontières historiques, en particulier[...] les Himalayas, est mystérieusement métaphysique”’ 468. Elle en est aussi, nous l’avons vu, déconnectée par des populations qui ne peuvent pas être assimilées à celles des plaines en raison de leur altérité linguistique ou religieuse : les ‘“frontières nord [de l’Inde] du Ladakh à l’Arunachal Pradesh, puis jusqu’au Nagaland, Manipur et Mizoram [...] sont pour l’essentiel à caractère tribal et présentent une ambivalence raciale ”’ 469.
Il y aurait donc coïncidence parfaite entre limite de civilisation, limite physique et limite stratégique au travers de l’idée de frontière naturelle, mais la mise en oeuvre - à grande échelle - du concept s’avère plus délicate : dans le cas de l’Aksai Chin...
En fait, ‘“ il n’est pas nécessaire pour définir une ligne de partage des eaux qu’aucune rivière ne la traverse. Dans toute région, la principale ligne de partage des eaux est la chaîne qui sépare la majorité du volume des eaux de deux systèmes de rivières; ...”’ 470.
Les Chinois refusèrent de cautionner le principe de ligne de partage des eaux, remettant en cause d’abord la définition même : ‘“ une ligne de partage des eaux est nécessairement la ligne qui sépare complètement deux systèmes de rivières ”’ 471. Ils remettaient aussi en cause le principe même de définition de la frontière nord de l’Inde, ‘“ les formes géographiques ont un certain impact dans la formation d’une frontière traditionnelle, mais elles ne sont en aucune façon le facteur unique ou décisif [...] En fait, les formes naturelles d’une frontière traditionnelle suivent des formes physiques différentes dans différents secteurs en accord avec la situation observable au cours des années de juridiction administrative et d’activité des populations d’un pays, et il n’y a aucune raison pour qu’elle suive précisément une seule ligne de partage des eaux”’ 472. Le refus chinois de reconnaître le principe de ligne de partage des eaux se justifierait donc parce que ne correspondant pas (forcément) à une pratique locale d’administration et d’activité. Mais c’est surtout le refus de l’héritage stratégique (celui du Raj) que les Chinois sanctionnent, comme ayant perverti les pratiques des populations à proximité des frontières; au-delà, se dessine implicitement une revendication de réunification des populations locales, que la frontière impériale aurait séparé à des fins stratégiques : les populations tibétaines et assimilées.
“ The fact that that line had received the sanction of tradition and costume was no matter of accident or surprise because it conformed to the general development of human geography and illustrated that social and political instructions are circumscribed by physical environment. It was natural that peoples tended to settle up to and on the sides of mountain ranges; and the limits of societies - and nations - were formed by mountain barriers ”, Report of the Officials, op. cit., pp. 235-236.
Selon K.R. Singh, “ Border Management Issues and Strategic Planning ”, op. cit., p. 170.
“ The Indian attitude towards the historic boundaries particularly [...] the Himalayas, is mysteriously metaphysical ”, Bhabani Sen Gupta, “ India’s Borders : Problems of National Security ”, ibid, p. 48.
“ northern borders from Ladakh to Arunachal Pradesh, then down to Nagaland, Manipur and Mizoram [...] are essentially tribal and have racial ambivalence ”, R.C. Shama and S.S. Deora, “ Suggestive Institutionnal Framework for India’s Boundary Control and Dispute Resolution ”, India’s Borders, op. cit., p. 128. L’ambivalence exprime ici le caractère transfrontalier des populations concernées.
“ it is not necessary for a watershed that no river should cut across it. The main watershed in any region was that range which divided the greater part of the volume of the water of two big river systems;... , op. cit., p. 38.
: “ a watershed is necessarily the line that divides two river systems completely ”, id., p. 38.
“ geographical features have a certain bearing upon the formation of a traditional customary line, but they are by no means the only or decisive factor [...] Therefore, as a rule the natural features of a traditional customary line follows different natural features in different sectors in accordance with the actual situation throughout the years of administrative jurisdiction and activities on the inhabitants of a country, and there is no reasons why it should precisely run along the single feature of watersheds ”, ibid, p. CR 177.