Le premier héritage qu’assume implicitement l’Inde contemporaine est le legs, par le Raj britannique, d’une Inde appréhendée comme unité et comme système : les litiges actuels intègrent avant tout des logiques qui ont prévalu à la définition des frontières tracées sur l’ensemble himalayen. Là comme ailleurs, la logique coloniale a façonné pour une large part les enveloppes territoriales, même si elle n’est pas la seule.
Il s’agit maintenant de rendre compte, non plus des héritages stratégiques ou géostratégiques, mais des pratiques qui leur furent associées et qui ont servi à façonner pratiques, discours et situations (et implicitement litiges) actuels. Il importe de démêler l’écheveau d’une histoire complexe, où les héritages du passé ne sont pas forcément reniés ou simplement oubliés, mais plutôt ré-interprétés, plus prosaïquement adaptés ponctuellement à une autre réalité stratégique, qui tient compte de nouveaux équilibres politiques et militaires. Elle intègre notamment un fait contemporain qui est la puissance nucléaire reconnue ou supposée de plusieurs des acteurs politiques en présence : la Chine bien sûr, mais aussi les “etats du seuil ” que sont désormais l’Inde et le Pakistan. La puissance nucléaire mobilisable génère une stratégie de défense propre, mais elle ne peut exister qu’en complément d’une stratégie plus “classique ” qui intègre notamment l’échelle de la tactique, soit celle de l’avantage-terrain. Les revendications actuelles portent cet impératif ; le “tracer-frontière ” (mais aussi le “revendiquer-frontière ”) intègre ou cherche à intégrer cette nouvelle donne.
Dans cette région de construction nationale-territoriale récente et non encore achevée, la situation est quand même autre qu’un simple contesté de tracé tel que ce fut le cas pour de nombreuses frontières nées de la décolonisation. Les revendications chinoises sont en fait multiples : elles ne portent pas tant sur des espaces tibétains situés au sud des frontières que sur le contrôle de leurs accès ; elles portent aussi sur des espaces que les empires précédents n’avaient pas vraiment gérés. Mais surtout elles n’ont été formulées que tardivement - plus d’une décennie après la naissance officielle des Etats actuels - et à la fin d’une période de “coexistence pacifique ” au cours de laquelle les Etats ont fait montre de leurs orientations respectives.
La Chine ne refuse pas le fait que le gouvernement indien puisse être un héritier juridique de l’Empire des Indes (comme le fit l’Afghanistan vis à vis du Pakistan473). En fait, rejointe en cela par le Pakistan, elle ne peut accepter que l’Inde puisse se considérer comme l’unique héritier idéologique du British Raj, voire qu’un tel héritage puisse être préservé. Il n’y a plus de conflit ouvert, même si la frontière demeure relativement fermée entre Inde et Chine, et à peine plus ouverte entre la Chine et les Etats “intermédiaires ” que sont le Népal et le Bhoutan.
Mais la question reste posée de savoir si la situation qui prévaut actuellement le long de l’interaction sino-indienne peut être effectivement modifiée pour faciliter la circulation des hommes et des idées, pour permettre la reconnexion des flux commerciaux arrêtés depuis 45 ans, sans que cela ne conduise à un nouveau conflit entre les Etats ? Dans une perspective historique, comment expliquer que cette frontière, “scientifiquement ” conçue entre la fin du XIXème siècle et la première décennie du XXème siècle dans un but à la fois stratégique et commercial, soit aujourd’hui, et malgré une réelle “détente ”, un second “rideau de fer ” ? Enfin, quels sont les effets de ces tensions sur la cohésion des Etats en présence ?
Pour répondre à ces questions, il importe non seulement de rappeler l’histoire des raisons des tracés actuellement observés, mais aussi d’examiner les différents modes de gestion frontalière appliqués par les uns ou les autres depuis près de deux siècles. Car il s’agit moins d’une ligne que d’un espace intermédiaire chargé d’une forte identité ethno-culturelle, de personnes organisées depuis près de 1300 ans si ce n’est en un “etat ” tout au moins en un peuple et dont l’indépendance valorisée par l’usage de leur position a toujours constitué un enjeu pour les diverses parties extérieures en présence.
Rappelons que l'Afghanistan fut le seul Etat à voter contre l'admission du Pakistan à l'ONU.