C’est au cours de la période coloniale que les frontières actuelles ont été, sinon délimitées, au moins formalisées, soit sur le terrain, soit sur le papier ; de façon bilatérale ou unilatérale. Mais le terme de “période coloniale ” est ambigu. Trois siècles et demi séparent le débarquement, le 24 août 1600, du premier agent de l’East India Trading Company de la résignation le 15 août 1947 du dernier vice-roi des Indes ; la colonisation britannique prendra certes des formes diverses, mais débouchant à terme sur la territorialisation d’une présence qui ne s’entendait, à l’origine, que pour ‘“servir leur commerce avec la Chine ”’ 474. Sans pour autant retracer une histoire de la colonisation de l’Inde, il est nécessaire de rechercher ses implications spatiales, au travers des logiques de gestion et de marquage des territoires. Celles-ci doivent beaucoup aux héritages, aux pratiques politico-administratives déjà en place dans les territoires que leur colonisation de l’Inde les Anglais intégrèrent au British Raj, incluant bien sûr les frontières.
L’intérêt d’une référence à l’histoire pour l’étude des litiges frontaliers actuels n’est pas seulement celui d’un historique des frontières, dans le sous-continent et en Chine. L’approche historique recouvre aussi dans la région un caractère exceptionnel, en raison non seulement de sa mobilisation récurrente par les protagonistes pour justifier telle ou telle revendication, mais plus généralement par une référence constante à un héritage multi-millénaire que les gouvernements (au moins pour l’Inde et la Chine) mobilisent afin d’y puiser leur légitimité contemporaine, comme pour mieux gommer cette période perçue comme infamante de la colonisation qui, rappelons-le, fut pourtant moindre pour la Chine que pour l’Inde ; la première n’ayant subi avant 1937 qu’une perte partielle de souveraineté, tandis que l’Inde fut au moins pendant 130 ans dirigée par une british rule qui imposa ses valeurs politiques et économiques, mais aussi légales et morales.
Paradoxalement, le rejet de la “colonisation ” fut (et demeure) plus fort en Chine qu’en Inde, mais sans doute est-ce là la conséquence d’un marquage social et politique moindre. Ce fut aussi la mobilisation du passé antérieur, pourtant impérial, comme identitaire du peuple chinois contemporain, dont la mémoire collective a substantivé l’époque coloniale (soit le XIXème siècle et le début du XXème siècle) comme le “siècle de honte ”, dont les historiens chinois compilent à l’heure actuelle les méfaits vis-à-vis du peuple chinois.
P.J. Taylor, Political Geography of the Twentieth Century, London, Belhaven Press, 1993, p. 175. La fondation de la maison de commerce, au capital de 72 000 livres Sterling, était la réponse britannique au quasi monopole hollandais sur le trafic d'épices à destination de l'Europe, autant qu'une réaction à l'omniprésence portugaise sur l'océan. La charte élisabéthaine qui en sanctionna la naissance le 31 décembre 1599 octroyait aux marchands de "l'Honrable Company" le droit exclusif de faire commerce avec tous les pays situés à l'est du Cap de Bonne Espérance. Rappelons que c'est l'East India Company qui contrôla le commerce avec la Chine, qui déclencha et conduisit la guerre de l'opium qui lui permit au XIXème siècle d'échapper à la banqueroute, avec comme conséquence l'ouverture de la Chine aux autres puissances coloniales.