2) Avant Le Xix ème Siècle ; Un Fond De Carte Politique

a) La Chine Et Ses Barbares

L’émergence d’un pouvoir hégémonique - la dynastie mandchoue - au nord du grand Himalaya est à rapprocher dans sa temporalité de l’établissement de la suprématie anglaise dans la plaine du Gange. Mais la suprématie chinoise fut, à l’égard de celle de l’empire qui se construisait au sud, fragile et sans cesse forcée de composer avec des voisins difficiles.

Les envahisseurs mandchous mirent fin à la dynastie Ming et inscrivirent leurs premiers actes dans une stratégie expansionniste en instaurant militairement des “protectorats ” : Mongolie en 1694, Tibet et Qinghai en 1724, Xinjiang et Ili en 1757 ; moins pour se prémunir d’une Europe encore absente de la scène centre-asiatique que pour renouer des liens politiques tombés en déshérence sous la dynastie Ming. Les seuls voisins qu’ils avaient étaient au nord et à l’ouest un Islam affaibli par les luttes internes et rongé par une expansion russe qui ne fut menaçante que plus tard : Tachkent ne fut conquise qu’en 1864, Samarkand en 1868, Bokhara en 1869, Khokand en 1876, Merve en 1884, Pendjeh en 1885 et les Pamirs ne furent atteints que vers 1895. Au sud, les Etats indiens divisés étaient ingérés petit à petit par la colonisation anglaise. Dans un contexte historique qui leur fut d’abord favorable, ils reprirent à leur compte les pratiques diplomatiques héritées de la dynastie Ming.

La Chine tissa avec ses voisins des liens complexes de type suzerain/vassal qui purent se résumer, dans les périphéries lointaines, à l’installation chez le vassal d’un “amban ” (équivalent du foreign resident en Inde) et de l’envoi régulier d’une mission d’allégeance à la cour mandchoue, porteuse d’un tribut475. Cette pratique, déjà avérée sous les Han, fut codifiée par les souverains Tang, et dans un premier temps reprise telle quelle par les fondateurs mandchous de la dynastie Qing.

  • pour les “barbares ”, c’est l’occasion d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en produits technologiques ou de luxe (thé, papier,...)476, au prix de l’acceptation préliminaire du statut de “vassal ” : le commerce extérieur est monopole d’état, entre les mains de la Cour Céleste.

  • c’est aussi le prestige que confère vis à vis des autres barbares l’obtention d’un titre honorifique chinois dont la Cour n’était pas avare et qu’elle utilisait aussi pour se concilier des voisins par trop turbulents, comme ce fut le cas vis à vis du chef türgach Soulou en 722477. Le prestige est accru lorsque le souverain “barbare ” obtient de l’empereur la main d’une de ses “filles ”. La relation “ oncle-neveu ” (kieou cheng)478 introduit en théorie une relation d’égalité : ‘“ un gendre n’était plus un vassal, il devenait un allié ”’, quelle que soit la réelle filiation de la princesse impériale479. La princesse recevait de plus un fief personnel (un “ lieu de baignade ”) qui accroissait d’autant le territoire du barbare. L’intérêt en était tel que, suite au refus de l’empereur Tang T’ai Tsung d’accorder une princesse chinoise à Srongsen Gampo en 634, l’armée tibétaine attaqua en représailles la ville de Sung chou.

  • c’est enfin l’excellente opération financière que représente l’envoi régulier de tributs à la Cour Céleste : transport et nourriture des délégations tributaires étaient pris en charge par les Chinois, sans limite de temps ; elles pouvaient de plus commercer en toute quiétude, une fois leurs engagements tributaires remplis. La périodicité des missions de tribut ainsi que le nombre des représentants étaient l’objet d’âpres négociations entre l’empire et les barbares, et dépendaient beaucoup du type de produits que pouvait fournir le “ barbare ”. De plus, certains commerçants barbares disposaient aussi d’un droit d’extra-territorialité ainsi que de l’immunité diplomatique480.

Mais le système pouvait toutefois s’avérer fragile et coûteux : les abus “ barbares ” réprimés sous un empereur énergique contribuèrent à la chute des dynasties par épuisement du trésor impérial. Bien géré, il était pourtant terriblement efficace, coûtant environ dix fois moins cher que les dépenses de guerre nécessaires pour obtenir le même résultat481. En fait, pour les uns comme pour les autres ces relations commerciales étaient vitales et requerraient une stabilité politique certaine : si on compte six invasions tibétaines de la Chine des Tang entre 650 et 744, on recense dix-sept ambassades et missions de pourparlers ; entre 634 et 848 il y aurait eu 191 échanges d’émissaires, soit en moyenne un tous les treize mois482.

Notes
475.

L'amban ne joua pas toujours un rôle primordial dans le pays où il était en poste et n'intervenait généralement que discrètement dans la politique intérieure et internationale. Nous le verrons plus loin.

476.

Le papier fut longtemps considéré comme produit hautement stratégique par les Chinois : on est dès lors surpris des quantités a priori élevées de papier que la cour des Tang a fourni au Tibet, tels qu’annales chinoises et tibétaines se plaisent à le rappeler.

477.

Turbulent pillard allié aux Tibétains ainsi qu'aux Arabes, René Grousset, L'empire des steppes, Payot, Paris, 1965, p. 164.

478.

Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, Collège de France, Paris, 1987, p. 6.

479.

Ibid., p. 6. L'auteur ajoute que les seules princesses impériales authentiques furent celles accordées aux princes Ouïgours : voir aussi J.R. Hamilton, Les Ouïgours à l'époque des Cinq Dynasties, Imprimerie Nationale, Paris, 1955, p. 5.

480.

Signalées pour les relations Tang-Ouighours, ces prérogatives ne le sont pas pour d'autres peuples : oubli de la part des chroniqueurs ou privilèges accordés uniquement à ces "gardiens de l'empire"? In J.R. Hamilton, Les Ouïgours à l'époque des Cinq Dynasties, Imprimerie Nationale, Paris, 1955, p. 5.

481.

Selon René Grousset, La face de l'Asie, Payot, Paris, 1955, p. 279.

482.

Dung-dkar blo-bzang 'phrim-las, The merging of religious and secular rule in Tibet, Foreign languages press, Beijing, 1991, p. 21.