C’est à la fin du XVIIIème que l’Etat mandchou afficha un intérêt croissant pour les frontières de ses vassaux, au fur et à mesure que la présence européenne s’affirmait dans la région. Maîtres chez eux (en Mandchourie) et en Chine483, ils devaient affronter à l’ouest une confédération mongole politiquement divisée, mais unie depuis peu par le bouddhisme autour du Jetsudamba Kutuktu. Considéré comme une réincarnation du Bouddha Maitraya, le Jetsudamba Kutuktu n’en demeurait pas moins tributaire de la puissance spirituelle du Dalaï lama qui était pour l’heure renforcée par celle, temporelle, du Panchen Lama.
Au XVIème siècle, la scène politique tibétaine était semblable à celle qui prévalait au VIIème siècle, un lieu d’affrontement entre grandes familles princières mais qui étaient désormais associées à différentes écoles du bouddhisme, se résumant pour l’essentiel à des luttes d’influence entre l’ordre réformé des Gelugpas 484 et d’autres ordres plus anciens comme les Nyingmpa ou les Kagyupa. De ce constat de morcellement naquit un “ projet ” géopolitique tibétain, de reconstruction de l’unité des hautes terres, passant par l’alliance avec un voisin (puissant), soit une association Mongols-Tibétains (la disparition de la dynastie Yuan avait affaibli mongols et tibétains, détruisant l’unité politique des premiers et ôtant aux seconds leur protecteur).
La secte réformée des Gelugpa (les vertueux) née du charisme de Tsongkhapa vers 1405, s’allia tôt avec la famille Phagmodupa qui règnait alors sur le Ü. Son prosélytisme se répandit d’abord dans le Kham, puis parvint à s’implanter dans le Tsang où fut fondé le monastère de Tashilumpo, dans un fief Sakyapa, où l’ordre réformé s’installa difficilement. Le nouvel ordre ne s’imposa que plus tard, lorsqu’il parvint à convertir à sa doctrine Altan Khan, petit-fils de Dayan Khan et chef des Tümed-mongols en 1578. Si Sonam Gyatso - chef des Gelugpa - y trouva un appui armé non négligeable, le chef mongol obtint quand à lui la reconnaissance spirituelle de son pouvoir séculier. Il donna au successeur de Tsongkhapa le titre de Dalaï Lama (océan de sagesse).
Désormais, l’action prosélyte des Gelugpa s’orientait en priorité vers les territoires du nord : Kham, Amdo, Kokonor et Mongolie. C’est d’abord dans ces territoires que furent recherchées les réincarnations successives du troisième Dalaï Lama485. Sur la base de la relation “ prêtre-patron ”, le bouddhisme se répandit en Mongolie où il eut comme effet d’amorcer le processus de sédentarisation de la population autour des monastères, qui formèrent le noyau initial des villes actuelles.
Mais malgré le soutien d’une tribu mongole, l’essor du mouvement Gelugpa demeurait fragile : ce ne fut qu’à l’accession du chef koshot Gushi Khan (1637) que la secte réformée put réaliser l’unification du Tibet sous une même autorité. La nécessité d’une telle union apparut d’autant plus nécessaire que l’avancée de l’Islam se poursuivait dans les marches cishimalayennes, comme en Asie centrale.
L’unification du Tibet ne fut réalisée qu’après que le 5° Dalaï Lama ait investi du titre de Panchen Lama son maître spirituel Lobsang Chökyi Gyaltsen (rétrospectivement le quatrième panchen lama), lui conférant de plus un pouvoir séculaire sur le Tsang, lui permettant de rivaliser à armes égales avec les Karmapa.
L’unification fut complète quand le pouvoir monastique (débarrassé de la tutelle mongole486) parvint à intégrer au nouvel Etat le Ngariskorsum, après la défaite ladakhi que cautionnait le traité de Tingmosgamg en 1684. Le territoire n’était en fait pas formellement intégré au reste du Tibet, mais réservé au service monastique : ‘“ Les revenus du Ngarees-khor-sum seront réservés au remboursement des frais de fonctionnement des lampes sacrificielles, et à celui des cérémonies religieuses organisées à Lhasa ”’ 487.
Aux termes du traité, le Ngariskorsum jouissait d’un statut singulier : désormais intégré au Tibet, il était cependant sous la juridiction directe de Lhasa, qui n’était pas pour autant maître de ses ressources, puisqu’elles demeuraient l’objet d’un monopole ladakhi ; le territoire apparaît comme une zone “ neutralisée ” entre les deux Etats, à mi-parcours entre les deux capitales, au carrefour avec les routes venant d’Asie centrale, avec une des deux portes tibétaines de l’espace mongole, dans lequel l’influence tibétaine est grandissante.
La région formait désormais un lien terrestre entre la cour de Lhasa et ses nouveaux alliés dsungars de la région d’Ili, union qui inquiéta les anciens alliés koshot, autant que la cour chinoise. En 1705, le nouveau chef koshot Lhabsang Khan, décidait de réaffirmer son autorité sur le Tibet et, tacitement soutenu par la cour mandchou, démit le régent à la suite d’une intervention armée et assuma les pleins pouvoirs à Lhasa. En 1717, une armée dsungar envahit le Tibet en prenant une route méconnue qui permit de prendre à revers les forces koshot et mit à mort son chef. La cour Qing n’était pas prête à concéder le centre religieux de l’Asie centrale à une tribu rebelle ; elle intervint aussitôt, mais il fallut attendre le 24/9/1720 pour qu’un troisième corps expéditionnaire parvienne à expulser les Dsungars du Tibet, pour que les mandchous puissent établir leur suprématie sur le pays.
Outre l’installation de deux ambans et d’une garnison à Lhasa, les mandchous s’assuraient la maîtrise du Kokonor (porte du Tibet) puis celle des marches sino-tibétaines qu’ils annexent en partie : Litang, Batang et Dartsedo (qui deviendra Tatsienlu) passent sous le contrôle du gouvernement du Sichuan (1720), c’en était théoriquement finit de l’indépendance du pays, même si le “ joug ” mandchou ne dura guère plus d’un siècle, même s’il devint encore plus rapidement nominal.
La prise de contrôle du Tibet permit aux Mandchous de nouer des liens directes avec la cour ladakhi et de contrôler, en initiant une alliance avec le second Etat des hautes terres, les flancs sud et ouest des territoires dsungars. Le Ladakh, par sa proximité géographique, était autant que le Tibet sous la menace d’une action dsungar ; par sa fonction de grand marché trans-asiatique, Leh constituait un lieu privilégié de collecte d’informations sur le développement des activités politiques du Turkestan, notamment sur une possible alliance entre les Dsungars et les musulmans du Cachemire. Des missions ladakhis furent reçues à la cour impériale entre 1724 et 1751 ; en 1732, le roi du Ladakh écrivit aux ambans chinois stationnés à Lhasa : ‘“ j’essaye de collecter des informations sur Ye-erh-ch’i-mir [Yarkand] ”’ 488. Mais après la soumission des Dsungars en 1757, l’intérêt que portaient les mandchou pour le Ladakh s’estompa489. Il en fut d’ailleurs de même vis à vis du Tibet, jusqu’à l’éclatement de la guerre avec le Népal, 40 ans plus tard. Cette quatrième intervention mandchoue fut certes justifiée par la relation prêtre-patron qui unissait le Dalaï lama et l’empereur mandchou, mais plus sûrement par la crainte que soit mis en péril le contrôle exercé par le clergé lamaïste sur les populations mongoles.
En 1792, le pouvoir mandchou s’implanta une nouvelle fois au Tibet après avoir contribué à repousser une invasion gurkha : ‘“ L’Empereur de Chine a trouvé que le temps était venu de réformer totalement l’administration du Tibet et de prendre le contrôle effectif des rènes du gouvernement afin d’exclure le danger possible de répétition d’une coûteuse expédition ”’ 490. Sur le papier, les réformes imposées représentaient une perte d’autonomie notable pour le gouvernement tibétain : les ambans contrôlaient les relations étrangères du pays, lui imposant un statut de “ territoire interdit ” et intervenaient dans la politique intérieure. Dans la pratique, la distance séparant la cour mandchoue de Lhasa rendit l’application des ordres aléatoire, et surtout les réformes ne furent guère appliquées en raison du déclin du pouvoir mandchou, qui s’amorçât dès la mort de l’empereur Qianlong491. Dès le début du XIXème siècle, le pouvoir mandchou au Tibet devint nominal ; les ambans n’eurent plus aucune autorité492.
Rappelons que l'assimilation entre empire Qing et Chine est excessive, que “ what existed in fact was a Manchu Empire, of which China formed only one part ”. Owen Lattimore, Studies in frontier history, New York, 1962, p. 77.
Les "vertueux" prônent un retour aux anciennes traditions bouddhistes, débarrassées de leur influence lamaïste : le célibat des prêtres, l'abstinence et le jeûne sont remis au goût du jour.
Le titre de Dalaï Lama a été attribué par rétrocession aux deux prédécesseurs de Sonam Gyatso. C'est la première apparition du titre, qui est encore en usage aujourd’hui. Sonam Gyatso étant la troisième réincarnation de sa lignée, le titre fut aussi conféré à ses deux prédécesseurs; il devint le troisième Dalai Lama. Ce vocable d'origine mongole est peu usité au Tibet, où on lui préfère celui de Gyatso Rimpoché.
La mort de Gushri Khan en 1655 marqua le début d'un désintérêt mongol pour l'administration du Tibet. Selon M. Fischer et al., op. cit., p. 37.
“ The revenues of the Ngarees-khor-sum shall be set aside for the purpose of defraying the cost of sacrificial lamps, and of religious ceremonies to be performed at Lhasa ”, Article VII du traité, M.C. van Walt van Praag, The Status of Tibet, London, Wisdom Publications, 1987, p. 288.
“ I am trying to obtain information about Ye-erh-ch'i-mir [Yarkand] ”, M. Fischer, Himalayan Battleground, op. cit., p. 43.
Lors du conflit sino-indien de 1962, la question du statut du Ladakh d'alors fut soulevée par le gouvernement chinois, notamment de sa possible vassalité vis à vis des Mandchous. Toutefois rien, même dans les correspondances des ambans, ne permit d'étayer cette thèse.
Dorothy Woodman, Himalayan frontiers, London, 1969, p. 40.
M.C. van Walt van Prag, op. cit., p. 21.
Par contre, le gouvernement tibétain sût “ réactiver ” la clause de territoire interdit pour se prémunir de toute avancée britannique.