Au sud, l’Inde du XVIIIè était divisée entre les ruines de l’empire moghol qui n’avait pas résisté à la mort d’Aurangzeb et la puissance montante de la Confédération Mahratte. Entre les deux pouvoirs, les commerçants de l’Honrable Company commencèrent à s’affirmer comme force régionale au détriment des Français. La bataille de Plassey493 est considérée comme marquant une étape décisive dans la construction de ce qui deviendra l’Empire Britannique des Indes, en plaçant effectivement le Bengale entre les mains des Anglais ; pouvoir que sut conforter Warren Hastings (gouverneur général du Bengale) en s’appuyant sur les chefs mahrattes de l’Inde du nord494. Mais pour l’heure, les frontières qui étaient tracées sur le massif ne devaient rien ou presque aux Britanniques, mais plutôt aux Gurkhas, Sikhs, Dogras, Tibétains et Bhoutanais.
Au nord, entre Sutlej et Tista, les “ collines ” étaient caractérisées par une fragmentation du pouvoir politique entre une cinquantaine de principautés495. La fortune de ces micro-Etats reposait sur une économie à base agricole, où était mise à profit une complémentarité territoriale : mise en valeur de la région Pahar - exploitation des terres fertiles du Teraï, que les “ Rajahs des collines ” contrôlaient sur une profondeur moyenne de 30 kilomètres depuis le pied des collines496.
La richesse tenait aussi pour beaucoup à la localisation de la principauté le long d’un axe transhimalayen, comme c’était le cas pour la dynastie Malla de Katmandou dont la capitale, ainsi que Patan et Sanku, était née du développement du commerce transhimalayen vers le VIIIè siècle497. Il est vrai que l’itinéraire par le Népal, en venant de l’Inde du nord, était sans conteste le plus sûr et le plus aisé pour qui voulait se rendre au Tibet, à tel point que les marchands cachemiris et arméniens l’utilisaient volontiers498. A cette fortune s’en ajoutait une seconde pour les Mallas, de détenir depuis le XVIè siècle le monopole de la frappe de la monnaie ayant cours au Tibet499.
Fondamental par la richesse qu’il apportait, le contrôle des échanges avec le Tibet devint objet de luttes entre les principautés népalaises au XVIIè siècle, notamment entre celles de Gurkha (cours médian de la Marsyandi) et de Katmandou, autant qu’avec le Tibet. Les enjeux en étaient l’attribution d’un monopole commercial, mais aussi la possession des forteresses qui contrôlaient les passes himalayennes :
entre 1625 et 1630, le roi gurkha Rama Shah s’empara du territoire entre son royaume et Kyirong, puis envahit le Tibet. Un accord tibéto-gurkha fixa la frontière à Kukurghat : Rama Shah obtint ainsi le contrôle de la route du Tibet ;
en 1645, les Tibétains reprirent possession de la zone, qu’ils ne conservèrent pas longtemps ;
avant 1649, le roi Pratap Malla de Katmandou prit (ou reprit) aux Tibétains la passe de Kyirong ainsi que celle de Kuti500. Le traité de paix que les deux gouvernements signèrent (sans doute en 1650) accorda aux Népalais, outre le monopole du commerce et de la monnaie d’argent avec le Tibet, le privilège d’ouvrir 32 maisons de commerce bénéficiant de l’extra-territorialité à Lha sa, ainsi que d’une exonération de droits de douanes pour les commerçants de Katmandou, et surtout d’une souveraineté partagée sur les villes-frontière de Kuti et Kyirong501.
La perte d’un accès au Tibet fut d’autant plus mal acceptée par les Gurkhas qu’à partir de 1720 la présence (estimée à 10 000 hommes) d’un corps expéditionnaire chinois venu chasser les dzoungars du Tibet - et qui reçurent à l’avance cinq années de solde - provoqua un gonflement considérable du commerce transhimalayen en général, et de celui de l’argent en particulier502. Prithvi Narayan Shah, qui dirigeait alors le royaume Gurkha, se lança dans la conquête de la vallée de la Bagmati, après avoir occupé les forts de Nowakot (1744) et de Naldum (1746), bloquant les routes de Kyirong et de Kuti, étouffant ainsi Katmandou en coupant la vallée de ses sources de revenu tibétaines503. Le commerce Inde-Tibet, un instant stoppé, se réorienta alors via le Bhoutan et le Kumaon, mais il avait alors fortement diminué504.
Prithvi Narayan parvint ensuite à mettre en place un véritable blocus en prenant possession de la route qui menait à l’Inde. La vallée fut économiquement étouffée, mais les Gurkhas ne s’en rendirent maîtres qu’après la chute de la forteresse de Kirtipur, qu’ils mirent neuf ans à conquérir. Les villes de la vallée tombèrent alors très vite et la conquête du royaume de Katmandou s’acheva en novembre 1769, par la chute de Bhatgaon. La conquête se poursuivit, même après la mort de Prithvi Narayan, en direction des autres royaumes des marches indo-tibétaines jusqu’au Garhwal et au Sikkim qui fut réduit à la taille du seul bassin supérieur de la Tista. Vers le sud, les Gurkhas annexèrent Choupandi et Morang pour renforcer leur frontière face aux possessions britanniques : le Népal moderne était né.
Prenant prétexte du rôle joué par le Tibet dans le conflit qui l’opposèrent au Sikkim ainsi que lors de la négociation du traité de Walong en 1775, mais remettant surtout en cause l’accord commercial conclu en août 1775, les Gurkhas attaquèrent le Tibet505. Une première offensive leur permit de s’emparer de Tingri et de Shekar dzong. Un traité signé à Kyirong en 1789 fut aussitôt remis en cause par le gouvernement tibétain. Les hostilités reprirent alors et déclenchèrent en 1792 l’intervention de l’armée mandchou qui parvint à occuper la vallée de la Bagmati. Le traité de Nawakot (septembre 1792) obligea le Népal à accepter une suzeraineté chinoise (une mission tributaire tous les cinq ans) et la fin du commerce de l’argent. Aucune clause du traité n’avait trait à la frontière entre les deux pays, mais le Tibet récupéra alors les passes de Kuti et de Kyirong, et annexa de plus la région de la Chumbi, que le Bhoutan avait en 1768-1769 soustrait à la souveraineté du Sikkim, pour la reperdre en 1772.
La perte fut rude pour le Népal, mais il n’en demeurait pas moins un nouveau pouvoir politique territorialisé en Asie du sud, qu’une frontière de près de 1100 km séparait, notamment des possessions britanniques de la plaine du Gange, à quelques centaines de kilomètres à vol d’oiseau de Calcutta. Alors que sa frontière nord ne subit plus désormais que quelques modifications de tracé jusqu’à sa fixation par traité dans la seconde moitié du XXème siècle, sa frontière sud connut des modifications successives pendant plus d’un siècle, conséquences de l’implication croissante des Britanniques dans les affaires himalayennes.
L’activité des agents de l’Honrable Company demeura dans un premier temps strictement commerciale : ils cherchaient avant tout à promouvoir de nouvelles routes avec le Tibet, perçu comme un marché prometteur, parce que son gouvernement réglait ses achats importants en or, mais aussi parce que le pays pouvait constituer une nouvelle porte vers la Chine du sud506.
Une première tentative à caractère politique mais recouvrant toujours un objectif commercial (préserver la libre circulation le long de l’axe Inde-Tibet par Katmandou) se conclu par un échec cuisant. La mission Kinloch (1767) qui devait venir en aide aux Mallas de Katmandou fut stoppée et détruite par les Gurkhas dans les collines. L’échec de l’intervention et les mesures de rétorsion consécutives prises par les Gurkhas à l’encontre des étrangers expliquent l’attentisme observé pendant plus de 40 ans par les Britanniques vis à vis du Népal. Cela explique plus encore le refus britannique d’acquiescer à la demande d’assistance qu’envoya le gouvernement tibétain après le déclenchement de l’invasion gurkha, en 1789507.
Il n’en est pas de même vis à vis du Bhoutan où Warren Hastings profita des luttes de successions engendrées par la mort de Desi Shidariva pour prendre Rangpur et assurer par le traité de Calcutta (5/4/1773) la suzeraineté britannique sur le Cooch Bihar que le Bhoutan avait vassalisé un siècle auparavant, y installant un gouvernement et un représentant. Poursuivant sa campagne, il pénétra à l’intérieur du Bhoutan et imposa un traité de paix le 25 avril 1774, le premier traité que les Britanniques aient négocié avec un Etat himalayen. Pour l’heure, ce fut surtout pour eux l’occasion d’établir des contacts avec le Tibet (le Panchen Lama ayant servi d’intermédiaire lors de la négociation du traité), répondant à leur besoin d’établir une route commerciale alternative avec ce pays, indispensable depuis que les Gurkhas leur avaient fermé le Népal.
Plassey, ou Palasî, est un village du Bengale au nord de Calcutta, où les troupes anglaises, dirigées par Sir Robert Clive, livrent pour la première fois bataille et défont le 23 juin 1757 Su Radja Daoula, qui dirigeait une coalition moghole intégrant des détachements français.
Warren Hastings bénéficia de plus du Pitt's India Act, qui lui octroyait les pleins pouvoirs, non seulement sur le Bengale, mais aussi sur les "présidences" de Bombay et de Madras, qui furent intégrées à sa juridiction, soit la totalité des possessions britanniques. Il en abusa, comme le montre le procès qui lui fut fait de 1788 à 1795.
Chiffre approximatif, selon L.F. Stiller S.J., The rise of the house of Gorkha, Kathmandu, Ratna Pustak Bhandar, 1975, p. 34. Notons que leurs dirigeants étaient largement sanscritisés, sous l'influence des populations rajpoutes qui avaient fui la plaine de l'Inde, alors sous domination musulmane.
Id., p. 52. Mais l'auteur précise, page suivante, que ces rajah ne favorisaient pas la mise en valeur des terres, mais encourageaient plutôt une activité de bucheronnage, élevage d'éléphants et pâtures. Cela indique sans doute le refus d'impulser un développement économique jugé comme trop hasardeux (les limites inter-étatiques étaient alors incertaines et de plus très changeantes) et faisait de fait de ces terres des zones-tampons avec les voisins, pratique que conserva intacte la dynastie Gurkha avec d'autres voisins, les Britanniques.
“ Gardien des passes qui relient à longue distance l'Inde des râjas et la Chine des empereurs, le Népal se voit promu brusquement courtier des deux mondes. On déserte la terre trop peu lucrative pour se lancer dans le négoce ”, Sylvain Lévy, Le Népal, Paris, Ernest Leroux, 1905, 2° édition, 1985, t. II, p. 185. En réalité, l'agriculture continuait à occuper la majorité de la population, mais l'élan initial était donné. A l'opposé, pour une principauté comme Lamjung, au pied du Larke La, le commerce constituait l'essentiel des revenus.
Le Ladakh ayant interdit le transit des marchandises à travers son territoire en 1639, les maisons cachemiris déplacèrent du Ladakh vers le Népal le gros de leur commerce. In Lucette Boulnois, Poudre d'or et monnaie d'argent au Tibet, Paris, CNRS, p. 125.
L'argent natif du Tibet était manufacturé à l'Hôtel des monnaies de Katmandou puis retournait au Tibet sous la forme de Tangkas, unités monétaires tibétaines. Le gouvernement Malla retirait de l'affaire une commission de 12%, pour la frappe et pour l'alliage de cuivre qui entrait dans la composition des pièces. Selon L. Boulnois, Poudre d'or et monnaie d'argent au Tibet, op. cit., p. 135.
Sylvain Lévy, Le Népal, op. cit., p. 255.
Prem R. Uprety, Nepal-Tibet relations 1850-1930, Kathmandu, Puga Nara, 1980, pp. 20-21. Les Népalais ne conservèrent le contrôle sur Kuti et Kyirong qu'un quart de siècle.
Le seul commerce de l'argent en direction du Népal aurait été alors multiplié par 80, voire plus. Se reporter à Lucette Boulnois, op. cit., p. 147 et suivantes.
L.F. Stiller, op. cit., p. 111. La forteresse de Naldum fut rapidement reprise par les Mallas; elle ne fut définitivement acquise qu'en 1754.
Selon Hodgson, British Resident à Katmandou en 1830, ni les Kumaonis ni les Bhoutanais n'avaient l'énergie ou les capitaux nécessaires pour concurrencer les Newars, Prem R. Uprety, op. cit., p. 29.
Ibid., pp. 32-33. L'accord prévoyait la reprise du commerce de l'argent entre les deux pays, ansi que l'obligation de passage du commerce avec l'Asie du sud par les seules passes de Kuti et Kyirong. Mais le document ne fixait pas le taux d'échange des monnaies dépréciées introduites par les Mallas au début de la conquête gurkha, ni les modalités techniques nécessaires à la reprise d'un commerce régulier. Les Tibétains le violèrent très rapidement.
Selon John Mac Gregor, Tibet, A chronicle of Exploration, London, Routledge and Kegan Paul, 1970, p. 195. A l'inverse la Chine pouvait constituer à son tour une porte d'entrée vers le Tibet : c'était l'objectif assigné à la mission Cathcart, qui n'atteignit pas son but, après la mort de son chef en route, F. A. Greenhut II, The tibetan frontier question, New Delhi, S. Chand & Company ltd, 1982, p. 2.
Ce n'est qu'après ce refus que le Panchen Lama fit appel aux Chinois, R. Dhanalxmi, British attitude to Nepal's relations with Tibet and China, Delhi, Bhari Publications, 1981, p. 18. La demande tibétaine relativise d'abord l'influence exercée par la Chine au Tibet à cette époque. Elle montre ensuite le caractère secondaire qu'occupait la région himalayenne dans la stratégie d'expansion commerciale des Britanniques qui privilégiaient avant tout le marché chinois. La crainte formulée ici pour la première fois d'hypothéquer ce marché ne cessera dès lors de hanter les stratèges anglais, les freinant plus tard dans leur volonté d'expansion vers le nord et l'Asie centrale.