Jusqu’au début du XIXème siècle les Anglais étaient demeurés fidèles, dans la gestion de leurs possessions, à une logique commerciale : le contrôle des routes, des défilés, des points d’appui avait été privilégié à une logique d’expansion territoriale, qui était d’ailleurs absente des traités qu’ils signèrent en Himalaya. Elle conrespondait alorts au genre d’exercice de leur autorité en Inde, au travers d’un pouvoir territorial largement délégué - l’Indirect Rule - s’appuyant sur les gouvernements locaux, et répondant aux voeux de parcimonie de la Company : ‘“afin de maintenir un système peu coûteux et efficace d’administration coloniale”’ 508. C’est ainsi que, même vidé de toute réalité politique, le pouvoir moghol fut maintenu jusqu’en 1871, la loyauté envers tous les princes étant considérée par les Anglais comme la pierre angulaire du pouvoir britannique en Inde.
A partir de 1818 le rapport de forces politique en Inde devint fort différent de celui qui prévalait sous le gouvernorat de Warren Hastings : la puissance marathe n’existait plus ; ‘“ cette année là, la dominion britannique en Inde devint la dominion britannique de l’Inde ”’ 509. Les Anglais qui avaient été maintenus à l’écart des développements politiques en Himalaya furent désormais impliqués à des degrés divers dans la région, conséquence de deux guerres qui les opposèrent aux Gurkhas entre 1814 et 1816. Jusqu’alors, la politique de non-intervention pratiquée avec un certain succès ailleurs dans le sous-continent indien, malgré les missions de conciliation, les résidents envoyés, les traités commerciaux passés se révéla être un échec. Non seulement le marché népalais, mais aussi le marché tibétain restaient fermés aux commerçants britanniques, tandis que les Gurkhas, malgré leur défaite face à la Chine s’affirmaient comme la principale force de la région, contrôlant pratiquement tout le piedmont himalayen, soit les principales portes méridionales du Tibet. La situation était d’autant plus amère pour les Anglais qu’ils avaient accepté comme principe de partage d’influence au pied des collines que les Gurkhas pouvaient continuer à exploiter les terres qu’ils avaient pris aux autres rajahs des collines, aussi longtemps qu’ils s’acquitteraient des taxes zamindaris510.
Arrêtés dans leur expansion vers le nord, les Gurkha entreprirent une série de conquêtes vers l’ouest qui les menèrent jusqu’à la ligne de crête dominant la rive gauche de la Sutlej, en annexant le Garwhal et le Kumaon, les mettant en contact avec les possessions sikhs du nord de l’Inde511. A l’est, ils envahirent le Sikkim avec lequel ils avaient pourtant signé en 1774 un traité d’amitié et de délimitation de la frontière commune512 ; vers le sud jusqu’au Teraï où ils se heurtèrent aux possessions anglaises.
Cette région agricole potentiellement riche, mais fortement paludéenne (elle le restera jusqu’en 1955), n’offrait aucune forme de relief sur laquelle puisse se fixer une limite. Mais les tensions entre Anglais et Gurkhas, qui dégénérèrent en 1814 en un conflit ouvert ne devaient pas tant à l’absence de limite visible qu’au problème de souveraineté sur les terres des rajahs que les Gurkhas avaient subjugués et qui étaient auparavant exploitées en zamindaris. Plus encore que la mise en avant d’une question de tracé frontalier, faut-il prendre en compte la volonté britannique de s’affirmer face à un pouvoir qui pouvait s’avérer menaçant pour le devenir de l’Honrable Company513.
Un premier changement intervint à la suite de l’occupation du Teraï de Butwal par le Népal en 1805 : au début de 1806, une lettre fut adressée à la Court du Népal pour affirmer que ‘“ tout zamindari quittant le gouvernement de la Compagnie lui était inacceptable ”’ 514. En 1810, une seconde étape était franchie par les Britanniques au travers de leur principe de limitation : ‘“ qu’aucune interférence ne viendrait de la part du gouvernement britannique dans les actions du Népal dans les collines et que d’autre part les autorités népalaises ne devaient en aucune façon s’étendre en contrebas des collines”’ 515, leur assurant les bases légales d’une action contre les Népalais dans le Teraï.
Les accrochages se multiplièrent, principalement dans les secteurs du Teraï de Butwal et de Rautahat. Le premier avait été concédé à la Company par le nawab wizir de Oudh ; dans le second les Britanniques justifiaient 30 années d’administration ininterrompue sur 22 villages, que les Gurkhas avaient conquis et revendiquaient sur la base d’une occupation antérieure.
Un premier accord passé entre les deux gouvernements au début de 1813 permit de mettre sur pied une commission mixte chargée de l’étude des revendications frontalières respectives, dirigée d’un coté par Paris Bradshaw, et de l’autre par Kishan Pandit516. La commission ne parvint pas à définir un compromis, au regard de l’égale légitimité des deux revendications, autant que de la personnalité des deux représentants517.
Les deux gouvernements produirent une ample documentation pour étayer leurs revendications respectives, excluant ainsi l’hypothèse d’un cas simple d’usurpation de territoire :
la revendication britannique sur Butwal était basée sur la primauté de revendication ; celles des Gurkhas ayant été déclarée plus tardivement ;
pour les 22 villages, les revendications britanniques ne s’appuyaient pas sur des textes, mais sur une administration ininterrompue de 30 années, tandis que les Népalais pouvaient justifier de titres de propriété antérieurs ;
en fait, si pour les uns ou les autres le tracé de la frontière était évident, sa définition sur le terrain l’était moins. La région n’ayant pas été cartographiée, les distances étaient estimées518 ; à l’échelle du village, seuls pouvait trancher les témoignages oraux, eux même sujets à caution : ‘“ chaque zamindar qui perd un acre fait de cette perte la base d’une revendication de revenu de vingt ”’ 519.
Francis Rawdon Hastings, gouverneur général des Indes, fit clore la dispute en ordonnant l’occupation militaire des territoires litigieux, enclenchant ainsi le processus d’affrontement entre les deux pays520. Le traité de Seghauli (2 décembre 1815) cautionna la victoire anglaise, mais surtout définit les frontières est, ouest et sud du Népal, qui n’ont plus guère changé depuis : le pays perdit le Kumaon, le Garhwal, les Thakurai de Bara et Athara, Darjeeling, en tout 90 000 km2, soit 40% de son territoire. En 1816 (Memorandum de cession) puis en 1860 (traité du 15 novembre), plusieurs territoires furent restitués aux Népalais : les zones de Teraï entre les rivières Gandak et Rapti, puis celles entre Kali et Rapti ainsi que la zone de Gorakhpur (les dernières cessions furent faites en remerciement de l’aide apportée par les Népali aux troupes britanniques lors de la révolte des Cipayes de 1858)521.
Une commission fut mise sur pied pour démarquer ‘“ a straight line of frontier ”’, qui se présentait comme une succession de lignes brisées reliant les points où les rivières népalaises débouchent dans la plaine. Une ultime démarcation fut réalisée en 1875, pour ajuster au nord de Gorakhpur les acquisitions népalaises de 1860. Seules exceptions à ce tracé frontalier en plaine, les secteurs des chaînes de Dundwa et de Sameswar, où la frontière suit la ligne de crête. Pour être plus visible, la frontière du Teraï fut matérialisée par une haie de bambous et de 894 piliers de maçonnerie, de Barmeo Mandi en rive gauche de la Kali à la trijonction avec le Sikkim au pic Phahit522.
La Grande Bretagne se garda d’annexer le coeur du royaume Gurkha, même si elle installa un résident à Katmandou (aux pouvoirs d’ailleurs fort réduits tant que dura la dynastie Gurkha) : ‘“ A Calcutta (...) il y avait une certaine inquiétude qu’une interférence dans cette portion de la sphère d’influence chinoise puisse engendrer des représailles contre le commerce britannique à Canton ou sur la côte chinoise ”’ 523. Certains militaient même contre une telle annexion, redoutant ses conséquences pour la paix de l’Empire : ‘“ une frontière de sept ou huit cent miles entre deux nations puissantes se tenant toutes deux en profond dédain semble préfigurer tout sauf la paix”’ 524.
Le tracé de la frontière de 1816, malgré les pertes territoriales, ne lésait pas trop les intérêts des Gurkhas, qui avaient toujours considéré ‘“ [...] that the Himalayan foothills were their strongest line of defence ”’. Il les privait par contre de leur hégémonie en Himalaya, en mettant entre les mains des Anglais le Kumaon et le Garwhal525.
Ceux-ci purent entreprendre une politique de “ contention ” du dynamisme gurkha en occupant aussi la bande de terre s’étendant de Darjeeling au Bengale, qu’ils achetèrent au gouvernement sikkimois en 1835 pour 300 Livres (et une annuité de 600 Livres). Ils y gagnèrent, outre la surveillance de la frontière sikkimo-népalaise, celle de la porte d’entrée du Tibet que forme la cluse de Sivok-Gola : c’est par cette cluse puis la vallée de la Chumbi que passait la route la plus courte entre Calcutta et Lhasa. La Compagnie des Indes acquit aussi des zones très riches, désormais débarrassées des influences gurkha et tibétaine, grâce auxquelles elle put reconstruire le monopole d’exploitation du thé dont elle avait été frustrée par l’Earl Grey’s Act en 1834526, en contrebas de Dorje Ling (Darjeeling ; le “ pays du tonnerre ”) qu’elle avait acquis au traité de Tetuliya (1817).
C’est par le Sikkim qu’elle développa un axe commercial avec le Tibet, d’autant plus facilement que ce pays himalayen était affaibli par les annexions territoriales qu’ont réalisé à ses dépends le Népal, le Bhoutan et le Tibet. En privilégiant la passe de la Chumbi, les Anglais accélérèrent un processus que l’invasion gurkha avait amorcé : sur les traces de l’armée gurkha des népali avaient commencé à coloniser les contreforts peu peuplés du Mahabarat527. Ils favorisèrent d’ailleurs le processus, en espérant affaiblir à leur profit le clan Bhotyia au pouvoir. De plus, le développement rapide du commerce par la route de la Chumbi attira de nombreux commerçants népali à Kalimpong, qui devint le principal centre commercial cishimalayen.
Une colonisation continue et une vitalité démographique élevée bouleversèrent la distribution ethnique du Sikkim : un siècle plus tard, le pays présente un tout autre fond ethnique : les bhotya formaient désormais une minorité - bouddhiste - régnant sur les népali majoritaires, de confession hindoue.
“ to maintain a cheap and effective system of colonial administration ”, P. J. Taylor, Political Geography of the Twentieth Century, London, Belhaven Press, p. 176. Wellesley, gouverneur de 1798 à 1805, fut blâmé par la Company pour avoir étendu les possessions anglaises sur Delhi et le Carnatic au mépris des décisions du Parlement, constituant un empire trop vaste pour une gestion rentable.
“ In that year, the British Dominion in India became the British Dominion of India ”, P. Spear, India, a modern history, London, An Arber, 1961, vol.X, p. 225.
Le zamindar est propriétaire de la terre à condition qu'il verse au gouvernement un impôt se montant à environ 50% des revenus qu'il perçoit des paysans.
Les Gurkhas tentèrent sans succès de s'emparer du fort de Kangra : “ Had the Nepalese succeeded in reducing Kangra, there is little doubt that they would have very shortly after extended their conquest to Cashmere ”, Kennedy, Report dated 6 july 1824, p. 261. Ils ne purent réaliser leur objectif, les tensions croissantes à la frontière sud à partir de 1811 les obligèrent à re-localiser leurs troupes face aux Britanniques.
Robert Rieffel, Le Népal, Paris, PUF, 1982, p. 50.
Pour les Anglais, la principale menace était celle d'une coalition des princes indiens contre la présence britannique, notamment d'une alliance Gurkhas-Marathes. Ce fut d'ailleurs une des options envisagées par les Gurkhas pour vaincre l'armée des Indes, où les soldats anglais n'entraient que pour 1% des effectifs.
“ any zamindari vesting in the Company’s government was unacceptable to the Company ”, Secret Consultation 17 July 1806, n°89. Official note from the Persian secretary to government to Sri Kishan Pandit, vakil of the raja of Nepal, dated 6 January 1806, L.F. Stiller, op. cit., p. 328.
“ that no interference should take place on the part of the British Government in the proceedings of Nipaul in the hills and that on the other hand the Nipaulese authority should on no account be extended below the hills ”, Lettre du gouverneur général au raja du Nepal, datée 7 mai 1813. Cité dans L.F. Stiller, op. cit., p. 244.
L.F. Stiller, op. cit., p. 330.
L.F. Stiller, op. cit., p. 330, insiste sur le caractère exécrable de Paris Bradshaw : “ a pompous, militarily correct figure,... whose interpretation of British colonial justice divided the world into those who were wrong and those who were British ”.
Bradshaw reconnu lui-même que sur une distance de 60 km, l'erreur atteignait 15%.
“ for every zamindar who loses an acre makes his loss a pretence for withholding the revenue of twenty ”, L.F. Stiller, op. cit., p. 331.
L'option radicale de l'affrontement pour un simple contentieux frontalier exprime sans doute la crainte du marquis de Hasting qu'une alliance Gurkhas-Sikhs-Marathes puisse compromettre la présence anglaise en Inde. La victoire britannique devait être "exemplaire" : la préparation fut minutieuse (enquêtes "de terrain" pour localiser toutes les pistes permettant de pénétrer au Népal) et près de la moitié des effectifs de l'armée du Bengale fut engagée (près de 50 000 hommes contre 12 000 népalais).
Une clause du traité prévoyait que les Britanniques s'engageaient à verser une annuité de 200 000 roupies en compensation de la perte de revenus que la cession du Teraï causait aux anciens détenteurs de ces fiefs. La modification de fin 1816 rend aux Gurkhas les territoires en échange d'une indemnité annuelle de 200 000 roupies (pour des terres dont le revenu total fut estimé en 1834 à 991 000 roupies!).
Elisée Reclus, Géographie Universelle, t.VIII, Paris, 1883, p. 170.
“ In Calcutta [...] there were considerable anxiety lest interference in this portion of the Chinese sphere might produce reprisals against British trade at Canton on the China coast ”, Alaistair Lamb, op. cit., p. 134.
“ a frontier of seven or eight hundred miles between two powerful nations holding each other in mutual contempt seems to point at anything but peace ”, Alaistair Lamb, Britain and Chinese Central Asia : the road to Lhasa 1767 to 1905, London, Routledge and Kegan Paul, 1960, pp. 39-40.
La défaite leur laissait quand même le contrôle des deux principales routes vers le Tibet. L'accroissement des échanges avec ce voisin (les revenus du commerce passèrent de 80 000 roupies à 250 000 roupies en 20 ans) leur permettra de reconstruire l'économie du pays, très affectée par deux années de guerre.
J. Runner, Le thé, Paris, P.U.F., 1974, p. 22.
En 1835, la population du district de Darjeeling était de 100; elle s'élevait à 10 000 en 1850 et atteindra 218 000 personnes en 1931, dont 30% directement originaires du Népal, Tanka Bahadur Subba, “ Caste and adaptation : the case of the Nepalis in Darjeeling ”, S. K. Chaube, op. cit., p. 76.