Il n’y avait pas de pouvoir fort en Inde du nord-est, autour de la plaine d’Assam que les Britanniques administraient en totalité dès 1841, mais un ensemble de tribus se partageant cette portion de l’Himalaya et les monts de Birmanie, ‘“ amongst the most irreclaimable savage in the world ”’ 534. Seuls les Mon pa, qui occupaient le ‘“ territoire enclavé de Tawang ”’, reconnaissaient l’autorité de Lhasa535.
Lorsqu’ils prirent possession du secteur en 1827, les Anglais étendirent leur juridiction jusqu’au “ pied des collines ”, qui devint la limite altitudinale supérieure des plantations de thé. Cette plante, cultivée et consommée depuis longtemps en Chine, ne faisait pas l’objet d’une culture spécifique en Inde. Il fallut attendre la découverte de théiers sauvages en 1823 pour que le gouverneur général W.C. Cavendish Bentick, à la recherche d’une plante de rapport pour l’Assam, en proposa la culture536. En 1833 fut créée l’Assam Tea Company, qui obtint le monopole de la commercialisation des feuilles, tandis que l’exploitation même était laissée à l’initiative privée ; l’administration limitant son intervention à réduire le débordement des plantations hors des territoires sous le contrôle de l’administration britannique.
Cette initiative laissée aux planteurs favorisa la multiplication des accrochages avec les chefs tribaux (notamment Nagas, dans les collines au sud de l’Assam), obligeant la Company à imposer dans tout l’Assam l’application de l’Acte 33 qui établissait une juridiction d’exception pour les “ régions arriérées ”, à l’intérieur des territoires que circonscrivait une “ inner line ” en 1873537. Si un calme précaire était maintenu au sud face aux Nagas, les accrochages se poursuivaient au nord entre planteurs et tribus Aka dont les chefs, connus comme les Sat Rajas, étaient tributaires des autorités de Tawang538. En 1875 la “ inner line ” fut prolongée au nord, pour englober les districts de Darrang et Lakhimpur.
Au-delà de cette ligne et séparée d’elle par une zone interdite aux planteurs - une zone tampon - en fut établie une seconde par la Bengal Eastern Frontier Regulation, ou “ outter line ”, qui marquait les limites du territoire britannique, une ‘“ external territorial frontier ”’. Démarquée en 1875 jusqu’à la rivière Burai, elle suivait plus loin ‘“ une ligne aisément reconnaissable le long du pied des collines jusqu’à Nizamghat (95°40’) ”’ qui devait rapidement être ‘“ reconnue par l’usage d’un bout à l’autre”’ 539. Au-delà de Nizamghat, les Anglais ne définirent pas de “ outter line ”, confiants dans le traité du 8 novembre 1862 par lequel les Abors reconnaissaient que ‘“ le territoire britannique qui s’étend jusqu’au pied des collines serait respecté par les Abors ”’ 540.
La mise en place de cette “ frontière des planteurs de thé ” achevait le dessin d’une ligne continue qui, de l’Indus au Dihong, marquait en fait la limite altitudinale supérieure de l’administration anglaise. Au dessus s’étendaient les “ protectorats ” que caractérisait une discrète présence britannique, soucieuse de ne pas interférer dans la politique de pays qui étaient peu ou prou vassaux de la Chine. Sans doute le danger direct fut-il exagéré, mais l’Inde britannique demeurait d’abord une expérience commerciale avant que d’être politique et territoriale.
Ce qui est désigné sous le terme générique de “ protectorat ” recouvre, nous l’avons vu, une multitude d’expressions politiques et territoriales. Pour l’heure, le système de défense était hétérogène et peut apparaître imparfait, puisque si des Etats-tampons (Cachemire, Népal) avaient été établis entre l’Inde et ses ennemis potentiels ; l'Angleterre administrait directement plusieurs zones où elle était en contact direct avec ces derniers (Garwhal et Kumaon, Sikkim, Assam) sans que des traités en aient fixé les frontières : les Britanniques n’avaient pas encore de stratégie établie de gestion de leur périphérie immédiate et paraissaient conserver les pratiques indiennes. L’établissement des “ lines ” répondait plus au soucis de préserver l’ordre administratif - frontières à usage interne -, qu’il ne révélait une stratégie élaborée de gestion des relations inter-étatiques ; il est vrai que jusque dans les années 1870, l’activité diplomatique en périphérie du British Raj fut surtout marquée par une politique d’engagement indirect, caractérisée par le terme d’inactivité magistrale (masterly inactivity).
T.H. Holdich, Political frontiers and boundary making, London, 1916, p. 336.
H.K. Barpujari, op. cit., p. 118.
Encyclopedia Britannica, éd.1961, t21, p. 862. La Company fit venir des cultivateurs du Fujian chinois pour enseigner les techniques de culture et de traitement. Malgré des faillites retentissantes et multiples, le thé fit la fortune des planteurs et de la Company : de 128 tonnes en 1851, les exportations de thé passèrent en 30 ans à 17 000 tonnes. Le développement très rapide de cette culture fit naître un fort appel de main d'oeuvre, en provenance notamment du sud de l'Inde, et fut à l'origine de l'exploration des montagnes en périphérie de l'Assam : les Britanniques cherchaient à ouvrir une route commerciale vers le Yangtsé afin d'attirer une main d'oeuvre chinois qui aurait réduit les coût d'exploitation des plantations. Voir Thomas Cooper, New routes for commerce.
“ What is required in the wild districts is not law but suitable law ... that ordinary law, with slight modification, will be found to be suitable, if the officer concerned will also make proper use of it ”, Foreign Political Proceedings-A A, 1872; May, N°.16-34. Au-delà les tribus “ should be left to manage their own affairs with only such interference politically on the part of our officers as may be considered calculated to establish a personal influence for good among the chiefs, and tribes ”, H.K. Barpujari, op. cit., p. 10.
id., p. 118.
“ a readily recognisable line along the foot of the hills as far as Nizamghat (95°40’) ”; “ throughout well recognised by usage ”, ibid, p. 118.
“ the British territory which extends to the foot of the hills will be respected by the Abors ”, Aitchison, p. 157. Noel Williamson, Assitant Political Officer à Sadiya, en visite à Kebang en 1909, nota que la limite était respectée par les tribus.