Mais au nord-ouest du Raj, les Britanniques durent pourtant affronter l’émergence d’un pouvoir sikh entrant en conflit avec leurs intérêts et les amenèrent à s’intéresser dès le début du XIXème siècle aux régions septentrionales du sous-continent indien, d’autant plus intensément qu’elles constituaient à la fois un bastion contrôlant les accès occidentaux de l’Inde - le Cachemire - et une porte d’entrée vers l’Asie centrale, arrière-cour des empires russe et chinois - le Ladakh -.
Sa localisation stratégique avait valu au Ladakh d’être vassalisé par le Cachemire musulman au XVè siècle, puis de subir au milieu du XVIème siècle une invasion mongole541. Les souverains ladakhi recouvrèrent leur indépendance et entreprirent une série de conquêtes qui firent du pays une puissance des hautes terres, pour une brève et tumultueuse période, du milieu du XVIème siècle à la fin du XVIIème siècle :
Guge et Baltistan furent conquis ; les frontières du Ladakh s’étendaient alors du Mayum la au Baltistan, et englobaient sans doute Chitral ;
à la mort du conquérant ladakhi Tshewang Namgyal, le seigneur du Baltistan envahit le Ladakh et les Etats vassalisés retrouvèrent leur indépendance ; les frontières du Ladakh furent ramenées jusqu’à ‘“ Purig en montant et au-delà, en descendant jusqu’à Bran-rtse”’ 542 ;
le Ladakh reprit l’offensive sous le règne de De-den Nam-gyal. En 1675, outre le Ladakh et ses dépendances, l’empire comprenait le Guge, Purig (le Baltistan, un instant occupé, fut évacué sous la pression moghole) Rudok, le Spiti, la haute Kunawar, l’entier Lahul, et le Zanskar. Avec le royaume tibétain du Tsang, la frontière fut fixée au Mayum la, mettant un terme aux multiples accrochages frontaliers qui avaient été à l’origine du conflit de 1641543.
Un second conflit, opposant cette fois-ci Tibet et Ladakh (1681-1684) eut comme conséquence de chasser les Ladakhis des hautes terres comme de faire entrer le pays dans une vassalisation beaucoup plus forte que les précédentes vis à vis du suzerain moghol. Du traité de Tingmosgang que signèrent Ladakhis et Tibétains en 1684 comme de l’accord ladakho-moghol de 1683 naquit une nouvelle partition des hautes terres, à l’ouest :
les frontières du Ladakh furent ramenées au Lha-ri tso, qui se jette dans l’Indus à 8 km au sud-est de Demchok. Mais cette démarcation n’est pas explicite dans le traité de Tingmosgang, qui ne fait que rappeler que ‘“ Les frontières fixées à l’origine, quand le roi Skyed-lda-ngeemagon donna un royaume à chacun de ses trois fils, seront maintenues”’ (article 1). Il faut dès lors se rapporter au texte initial, mais les chroniques ladakhi définissent seulement les frontières du royaume du fils aîné544.
la haute Kunawar fut donnée au Bashahr en remerciement de l’aide apporté aux Tibétains ;
le haut Lahul fut donné au raja de Kulu en remerciement de l’aide apporté aux Moghols ;
s’il perdit le Ngariskorsum, le Ladakh conserva toutefois la pleine propriété du village (ou district) de Monthser [Minsar] (article 8)545.
Après 1684, le Ladakh parvint à préserver son identité, mais les pertes territoires se poursuivaient : le Zanskar passait sous la suzeraineté du Chamba, tandis que les périphéries étaient constamment menacées (incursions de Kulu au Spiti et des Baltis au bas-Ladakh).
Le règlement de la défaite ladakhi comprenait un volet commercial, dont les conséquences furent plus marquantes pour la région que les transferts territoriaux réalisés, favorisant notamment une implication britannique grandissante. Selon le traité de Tingmosgang, ‘“ seul les Ladakis pourront participer au commerce de laine du Ngarees-kor-sum”’ (article 2) et l’accord ladakho-moghol, toute la laine tibétaine importée par le Ladakh ‘“ devait être envoyée aux artisans adroits du Cachemire”’ 546. Le monopole, octroyé en guise de compensation aux pertes territoriales ladakhis (sous la pression il est vrai des intervenants moghols), assurait au pays un revenu non négligeable : récoltée dans le Changtang tibétain (districts de Rudok et de Gartok) mais aussi à Yarkand et additionnée à la production ladakhi (en provenance du Rupshu), la “ laine à châle ” (ou le-na) entre pour 30% du volume d’exportation total en 1846547.
Mais le commerce de la laine profitait avant tout au Cachemire, étant à la base d’une de ses industries manufacturières les plus productives, qui employait au siècle dernier plusieurs milliers de personnes : entre 1860 et 1870, les châles tissés à Srinagar atteignaient une valeur totale de 3 250 000 Francs548. Un contrôle ferme sur le Ladakh était nécessaire dès lors que le développement économique du Cachemire en dépendait, expliquant l’intérêt que les gouvernants successifs de l’Etat portèrent aux terres himalayennes549. La vassalité fut confirmée quand le Cachemire passe aux mains de la dynastie afghane des Durrani en 1751 (Ahmed Shah Abdali), puis - plus difficilement - du Khalsa sikh en 1819 (Ranjit Singh).
Les relations Cachemire-Ladakh connurent une évolution après que Gulab Singh fut investit en 1820 du fief de Jammu en jagir550, en remerciement de services rendus. Ce Dogra, descendant d’une branche collatérale des anciens seigneurs de Jammu, consolida et étendit ses possessions, nominalement au nom du pouvoir sikh, mais agissant de fait en toute indépendance et ‘“ était en passe de devenir après Ranjit Singh comme le plus grand chef du Pendjab ”’ 551. Après s’être assuré le contrôle du Jammu ainsi que des dépendances de Punch, il entreprit, avec le concours de son Wazir Zorawar Singh Kahluria, la conquête effective du Ladakh en 1834552. Si son objectif majeur était le Cachemire, il ne put l’envisager pour l’heure et l’encercla en annexant le Zanskar en 1836 puis le Baltistan en 1840, après avoir mis fin à une dernière révolte ladakhi553.
Quelque six années de campagnes régulièrement interrompues par la saison hivernale eurent pour conséquence d’hypothéquer les flux commerciaux autour des hautes terres et notamment en direction du sud-est. Srinagar, n’étant plus ravitaillé en pashmina, connut une grave crise économique qui vint renforcer les perturbations économiques issues de la conquête sikh du Cachemire, engendrant un nouveau flux d’émigration en direction du pied des collines. Les villes de Nurpur, Ludhiana, et surtout d’Amritsar virent fleurir les ateliers de transformation de la laine où était traitée une production venue du Tibet comme de Bokhara. A Rampur, les Britanniques implantèrent un atelier de traitement de la pashmina peu après leur prise de contrôle du Bashahr en 1816.
Voir C.L. Datta, Ladakh and western himalayan politics, Delhi, Munshiram Manoharlal Pub., 1973, p. 50 et suivantes. Mirza Haiden, commandant en chef des forces du Sultan Abbu Sayed de Kashgar, établira à cette occasion une suzeraineté mongole sur le Cachemire (1532-1551) qui bénéficiera de l'assentiment de la nouvelle puissance moghole en Inde. Le contrôle mongole du Ladakh disparaîtra avec la mort de Mirza Haiden, en 1551.
Francke, Antiquities, II, p. 107. Bran-rtse correspond à l'actuel Tanktse, entre Leh et le Pangong tso, C. L. Datta, op. cit., p. 57.
Guge est conquis en 1630 et son dirigeant emprisonné au Ladakh, mais aucun traité ne fut passé avec les autorités du Tsang, alors en pleine crise politique.
Voir le texte cité dans le chapitre trois.
Cette souveraineté fut reprise en 1842, par les Dogras lorsqu'ils annexèrent le pays; elle fut ensuite assurée par le Maharaja de Jammu et Kashmir.
“ only Ladakis shall be permitted to enter into Ngarees-kor-sum wool trade ”; “ had to be sent to Kashmir’s skilful craftsmen ”, M. Fisher, op cit., p. 39. En échange du monopole d'exportation de la pashmina récoltée au Ngariskorsum, le Dalaï lama dispose à titre personnel du monopole commercial de briques de thé (chaba) à destination du Ladakh.
Cunningham notait à cette date que la production du Ladakh seul s'élevait à près de 40 tonnes, auxquelles il faut ajouter la laine de moindre qualité (ou Bal) dont le volume était à peu près double; ces deux produits représentait 90% du volume des exportations, C.L. Datta, op. cit., p. 20. L'application des termes du contrat est par ailleurs sévèrement contrôlée par les autorités tibétaines, qui empêchent toute exportation illégale de laine, notamment à destination de l'Inde.
Elisée Reclus, op. cit., p. 138. L'Europe était le principal client de cette industrie, autant pour les châles destinés à une riche clientèle que pour les chaussettes des marins de la Royal Navy : en tout, quelque 2 250 000 Francs.
Ce n'est sans doute pas un hasard si le premier Britannique à réaliser une mission au Ladakh - William Moorcroft - n'ait pas de formation politique, mais médicale, et ait été recruté par la Compagnie des Indes Orientales en qualité de vétérinaire.
Dotation en terres et villages, ou institutions charitables dont le bénéficiaire percevait une partie des impôts, mais qui n’était pas héréditaire, à la différence du zamindar.
“ came to be considered after Ranjit Singh the greatest chief in the Punjab ”, Journal of the Panjab Historical Society, VIII, n°2, p. 134.
Le titre de Wazir corrrespond à celui de premier ministre. Zorawar Singh fut nommé en 1823 gouverneur de Kishtwar et de Kussal, dont les hautes terres serviront à l’entraînement à l'altitude des troupes de Gulab Singh.
Les tributs qu'il impose au Ladakh et au Baltistan furent directement versés à la cour de Lahore plutôt qu'au gouverneur du Cachemire, sans doute pour ne pas fournir de base de revendication aux autorités de Srinagar après l'éclatement attendu de la fédération sikh. C'était aussi une vengeance partielle vis-à-vis de du gouverneur du Cachemire qui avait tenté de soutenir les Ladakhis contre l'invasion Dogra, en 1836.