b) Les Britanniques Et La Pashmina

L’intérêt anglais pour la laine pashmina s’était manifesté une première fois en 1774 quand Warren Hastings requit George Bogle - envoyé en mission auprès du Panchen Lama - ‘“ d’envoyer une ou plus paire des animaux nommés Tus, qui produisent la laine à châle ”’ 554. A l’intérêt commercial s’ajouta au début du XIXè siècle l’intérêt stratégique pour la zone concernée :

  • en 1807, après la signature du traité de Tilsit entre Français et Russes (dont une des clauses secrètes prévoyait une invasion combinée de l’Inde), les Britanniques envisagèrent une alliance avec Ranjit Singh dont l’armée était en passe d’envahir les territoires à l’est de la Sutlej. L’évolution des rapports en Europe rendit rapidement cette alliance inutile ;

  • en application du traité de Segauli, les Britanniques prirent possession des ‘“ Etats des collines de Simla ”’, entre Kali et Sultej : ‘“ Par le possession du Kumaon, votre Honorable Comité est avisé que nous possédons un accès direct et aisé aux Oondes [Hundes], ou le pays produisant les animaux qui portent la laine à châle, et à la vaste région de Tartarie”’ 555. L’intérêt était aussi stratégique : ‘“ Nous sommes non seulement débarrassés de cette menace [la menace gurkha], mais aussi des conséquences qui pourraient en résulter, si Ranjit Singh, ou tout autre chef ambitieux et puissant, cherchait à s’établir dans les collines au-delà de la Sutlej. [...] et la possession d’une frontière nous permettant de pénétrer et de les occuper à n’importe quel instant”’ 556.

Pourtant l’avancée britannique dans le nord-ouest himalayen restait au début du XIXè siècle discrète dans son action, et incertaine dans ses objectifs : lorsque William Moorcroft fut envoyé en exploration au Ladakh, il n’était commissionné par l’“ Honrable Company ” que pour étudier la possibilité de développer le commerce avec l’Asie centrale et assurer à l’armée indienne un approvisionnement en chevaux557 ; la crainte d’une avancée russe en direction de l’Inde apparaissait absente des préoccupations anglaises, malgré les propositions comme les avertissements du représentant britannique.

De fréquents séjours et voyages au Ladakh entre 1811 et 1822 l’avaient sensibilisé à la menace russe, le poussant à assumer les fonctions d’agent politique de la Compagny et à signer le 4 mai 1821 avec le roi ladakhi un accord de commerce et de transit pour les commerçants britanniques associé à une offre d’allégeance du gouvernement du Ladakh à la couronne britannique558.

La Compagnie rejeta non seulement les propositions de Moorcroft, mais désavoua de plus sa conduite559. Ce désaveu exprimait sans doute le refus d’occuper une position hégémonique au Ladakh, qui put être motivée en premier lieu par un souci d’économie, au sortir d’une guerre coûteuse contre les Gurkhas, qui lui imposait de plus l’intégration des territoires conquis : la Compagnie repoussa l’éventualité d’une implication supplémentaire dans un territoire lointain560.

Elle dut aussi tenir compte de l’inquiétude formulée par Ranjit Singh face à l’activité de W. Moorcroft au Ladakh, dans un royaume vassal du pouvoir sikh depuis 1819. Enfin, la Compagnie a sans nul doute craint de mettre en danger son commerce maritime avec la Chine, dont les liens avec le Ladakh pouvaient paraître imprécis aux yeux des Britanniques. Sans doute ces derniers - considérèrent-ils qu’une avancée russe au nord de l’Inde était moins probable qu’une poussée depuis le nord-ouest, depuis les terres afghanes.

De fait les Britanniques bénéficièrent indirectement de la fragilité politique dans la région, par l’intermédiaire de la contrebande de pashmina, que Ranjit Singh avait lui-même favorisé pour son profit propre : ‘“ Du moment que les revenus du district de Cachemire sont largement dépendants de l’importation de laine à châle et il m’a été rapporté que, pour une raison ou une autre, le commerce de laine à châle depuis le Tibet vers le Cachemire s’était effondré ”’ 561. Les troubles consécutifs à l’invasion dogra du Ladakh et du Baltistan accrurent les flux d’échange en direction du Kumaon : en 1837 la quantité de pashmina importée était de 1080 maunds ; elle passa à 1548 maunds en 1840562.

Notes
554.

“ to send one or more pair of the animals called Tus, which produce the shawl-wool ”, C.L. Datta, op. cit., p. 88.

555.

“ By the possession of Kumaon, your Hon’ble Committee is aware, that we possess a direct and not difficult road into the Oondes [Hundes], or country producing the animal which bears the shawl-wool, and into the vast region of Tartary ”, Papers relating to the Nepaul War, Printed in Conformity to the Resolution of the Court of Proprietors of East India Stock of 3rd March, 1824, p. 761, C.L. Datta, op. cit., p. 86.

556.

“ We are now not only freed from that evil [la menace gurkha], but are secure from the consequences which would insure, were Ranjit Singh, or any ambitious and powerful chief, to establish himself in the hills beyond the Sutlej. [...] and the possessions of a frontier enabling us to penetrate and occupy them at any time ”, Papers relating to the Nepaul War, Printed in Conformity to the Resolution of the Court of Proprietors of East India Stock of 3rd March, 1824, p. 762, C.L. Datta, op. cit., p. 86.

557.

Notons toutefois que Moorcroft fut accompagné, lors de ses voyages, de deux assistants britanniques, mais surtout de Mir Izzat Ullah Khan, membre d'une corporation de négociants cachemiris basée à Patna, qui avait été engagé en 1809 dans l'Intelligent Department de la Compagnie. Il avait de plus été pourvu par la Compagnie de lettres d'introduction le présentant comme “ Superintendent of the Hon'ble Company's Stud ”, C.L. Datta, op. cit., p. 95.

558.

La crainte de Moorcroft est semble-t-il née de la mission d'Agha Mehdi, qui l'avait précédé à Leh 6 années auparavant pour établir des liens commerciaux entre Russie et Ladakh. Sa crainte s'accru après l'annonce du retour d'Agha Mehdi dans la capitale ladakhi en 1821. On pourra consulter W. Moorcroft, Travels in the Himalayan Provinces of Hindustan and the Panjab, in Ladakh and Kashmir, in Peshawar, Kabul Kunduz and Bokhara (1819-1825), London, 1841. A défaut, on peut se reporter à Dorothy Woodman, op. cit., pp. 22-30 ou C.L. Datta, op. cit., pp. 93-104.

559.

C.L. Datta, op. cit., p. 102.

560.

Afin de limiter l'effort financier qu’impliquait l'intégration de ces nouvelles possessions, les Britanniques n'annexèrent en fait que le Garhwal oriental, soit le territoire dont dépendent le Niti la et le Mana la, voies d'accès au Tibet occidental, Atul Saklani, The History of a Himalayan Princely State, Delhi, Durga Publications, 1987, p. 33.

561.

“ Since the duties of the district of Cashmeer are chiefly derived from the import of shawl-wool and thread and it has been lately stated to me that from some cause or other, the transport of shawl-wool from Tibhut into Casmeer has fallen off very much... ”, Lettre du Maharajah du Cachemire à Mir Izzet Ullah, assistant de Moorcroft, que le Maharajah rendait responsable du phénomène, C.L. Datta, op. cit., pp. 92-93.

562.

Pour chuter à 169 maunds en 1841, à la suite de l'invasion dogra du Tibet occidental, Cunningham to Clerk, 14 décembre 1841, Political Consultations of the Foreign Department, 24 janvier 1842, n°20.