b) Achever La Mise En Place Du Bouclage Des Frontières De L’inde

L’occupation effective de la région entre Karakoram et Kuen Lun par les forces chinoises déplaça le centre d’intérêt de l’Aksai Chin (trijonction Inde, Tibet, Turkestan) vers le nord-ouest du Cachemire (trijonction Inde, Chine, Russie) et focalisa l’attention des puissances coloniales sur le Hunza.

Si au sud la transformation de l’Afghanistan en Etat-tampon et l’établissement de la ligne Durand réduisaient les risques d’affrontement direct, plus au nord la proximité de l’empire mandchou compliquait le jeu des deux puissances coloniales, au sein d’une mosaïque de royaumes plus ou moins vassaux, plus ou moins indépendants des trois pouvoirs. Les souverains de Gilgit, Hunza et Baltistan étaient depuis le milieu du XIXème siècle vassaux du maharaja dogra du Kashmir, mais celui de Hunza prêtait en même temps allégeance au gouvernement chinois du Turkestan 569.

De fait, aucune frontière n’avait été dessinée dans ce secteur avant la fin du XIXème siècle, sans doute à cause du faible peuplement comme de l’enclavement autant que de l’isolement des pouvoirs politiques locaux. Deux “ pratiques ” de l’espace y étaient pourtant observables, qui généraint des ruptures sociales et politiques qui furent appréhendées lors des discussions frontalières sino-pakistanaises comme des limites “ traditionnelles ” :

C’est dans ce difficile contexte que les Britanniques tentèrent de renforcer la sécurité des confins nord de l’Inde, d’établir une frontière : alors que vis-à-vis des Russes, la menace était directe et relevait d’une avancée militaire et diplomatique mesurable570, face à la Chine, le problème était compliqué par les incertitudes territoriales chinoises dans le Xinjiang et la préservation des intérêts britanniques en Chine propre. Il n’y avait pas dans ce secteur d’organisations socio-politiques semblables à celle des tribus afghanes, sur lesquelles les Britanniques auraient pu s’appuyer pour favoriser soit un fractionnement, soit une unification. Les administrateurs hésitèrent entre un renforcement de la présence chinoise dans la région ou l’édification d’un glacis, à l’image du corridor de Wakhan571; il s’agissait de choisir entre une frontière “ scientifique ”, qui garantirait la sécurité du nord du British Raj contre toute attaque russe et même chinoise, ou un retour à des pratiques plus traditionnelles de mise en place d’Etats vassaux.

Une première frontière fut envisagée sur la ligne de crête du Karakoram, mais la poursuite de l’avancée russe dans les Pamirs autant que le danger potentiel que constituait le Mir de Hunza572 poussèrent les Britanniques à imposer en 1891 leur protection au Hunza. Tributaire de Gilgit mais aussi de l’autorité chinoise du Turkestan oriental (à laquelle il versait un tribut annuel de 1,5 once de poudre d’or en échange de quoi il recevait plusieurs rouleaux de soie et le droit de pâturer dans la Raskam et le Taghdumbash Pamir) 573, le Hunza conservait sa liberté : une double vassalité semblait être dans la région le signe d’une indépendance assurée.

La Chine songea à renforcer les liens qui la liaient à son vassal : ‘“ Lors de ma visite en 1886 les Chinois regardaient le Hunza comme un district excentré de la Nouvelle Dominion [ou Xinjiang, nouveau nom du Turkestan chinois] et parlaient de l’incorporer officiellement dans la province ”’ 574.

A la même époque les Russes tentèrent des ouvertures vers le Mir du Hunza (visite du capitaine Gramchovsky en 1888), mais ce furent en fait les Anglais qui, en créant la “ Gilgit Agency ” en 1889, imposèrent une suzeraineté britannique au Mir du Hunza puis occupèrent militairement le pays (1892) ; tout en conservant les mêmes liens avec la Chine, faisant de cette dernière un allié potentiel face aux Russes en même temps qu’un ennemi au Hunza.

Afin de compléter leur dispositif de protection de la Province du nord-ouest, les Anglais proposèrent en 1899 au Tsungli Yamen (affaires étrangères chinoises) une frontière qui suivrait grosso modo la ligne de partage des eaux entre Indus et Tarim, en échange d’un abandon bilatéral de suzeraineté sur le Hunza. Ils avaient sans doute compté sur la faiblesse du gouvernement chinois : ‘“ L’instant présent, où il semble possible d’obtenir des concessions de la part de la Chine au regard du traité qu’elle vient de signer avec la France concernant le territoire trans-Mékong, paraît favorable à la définition de la frontière chinoise avec le Cachemire, le Hunza et l’Afghanistan ”’ 575.

La proposition fut refusée par les Chinois qui mettaient en avant, pour contenir les velléités anglaises, la menace russe : ‘“ En regard de l’attitude de la Russie, ils ne pouvaient mettre à exécution les propositions d’allouer des terres aux Kanjutis dans le Raskam. Ils n’ont pas établi leurs frontières avec la Russie, et toute concession à l’Inde serait utilisée par les Russes comme un prétexte pour formuler de plus importantes revendications plus au nord ”’ 576.

Depuis 1847, la frontière Inde/Chine ne cessa d’être déplacée sur le terrain, chaque tracé proposé par les Anglais traduisant un choix stratégique aussitôt remis en cause par une nouvelle orientation. Entre le tracé “ maximum ” prôné par John Ardagh (1897) qui cherchait à faire de la bande entre Kuen Lun et Karakoram un second “ corridor de Wakhan ” et celui de Francis Younghusband (1899) qui cherchait à concilier ambitions chinoises sur le Hunza et ambitions hunzakots sur Raskam et Taghdumbash Pamir, s’exprimait toute l’indécision stratégique anglaise quant au rôle à attribuer à l’Himalaya en général (et au Tibet en particulier), comme champ d’une possible expansion coloniale ou comme zone tampon, indécision qui perdure au XXème siècle.

Notes
569.

L'aide apporté par le Mir de Hunza au gouvernement chinois dans la suppression des mouvements nationaux au Xinjiang en 1847 lui valu le privilège de conserver les droits de passage et de pâturage collectés dans la Raskam et le Taghdumbash Pamir.

570.

La visite du capitaine Grombchevsky à Hunza en 1888 a été perçue par les Britanniques comme une menace réelle. Selon le Colonel Durand : "The game has begun", Algernon Durand, The Making of a Frontier, London, John Murray, 1900, p. 115.

571.

Rappelons que le colonel Mortimer Durand était en 1891 Political Agent à Gilgit.

572.

En 1886, Ney Elias, membre du Département Politique, déclarait que : “ les autorités chinoises regardaient Hunza comme un district excentré de la Nouvelle Dominion [le Xinjiang] ”; in Dorothy Woodman, op.cit., p. 44.

573.

“ At the time of my visit in 1886 the Chinese authorities regarded Hunza as an outlying district of the New Dominion ”, Z. Mustafa, “ The sino-pakistan border : historical aspect ”, Pakistan Horizon, 2° trim. 1972, p. 46.

574.

Ibid., p. 44.

575.

“ The present moment, when it may be possible to obtain concessions from China on account to her Treaty with France regarding trans-Mekong territory, appears favourable for setting the Chinese boundary with Kashmir, Hunza and Afghanistan,... ”, Foreign Office Records, 17/1255. Elgin to Hamilton, n°186 of 25 september 1895, in F.A. Greenhutt II, op. cit., p. 15.

576.

“ owing to the attitude of Russia, they could not carry out proposals to allow land in Raskam to be rented to Kanjutis. They had no settled their frontier with Russia, and any concession to India would be taken by the Russians as a pretext for making larger demands farther North ”, Dorothy Woodman, op. cit., p. 104.