Le statu quo de la fin du XIXème fit place à un début de siècle tumultueux. Affaiblis par les guerres qu’ils venaient de livrer aux forces japonaises et par l’occupation européenne de leur pays, les Chinois n’exerçaient plus qu’un pouvoir très nominal au Tibet, que les Russes mirent à profit pour tisser des liens avec les autorités tibétaines577.
Perçue comme une menace par les Anglais578, l’avancée russe incita lord Curzon à mettre sur pied une opération militaire à destination du Tibet, rendue d’autant plus nécessaire que le gouvernement tibétain n’avait toujours pas reconnu la frontière du Sikkim : ‘“ il me semble que la décision devait être prise, pour régler un problème précis, mais aussi pour orienter de façon plus générale notre politique future en Asie centrale ”’ 579.
L’expédition dirigée par le colonel Sir Francis Younghusband (un proche de Lord Curzon) en 1904 aboutit à la signature par le gouvernement tibétain d’une convention anglo-tibétaine le 7 septembre, reconnaissant les frontières du Sikkim et l’établissement d’un protectorat économique sur le Tibet. Le 27 avril 1906, fut signée à Beijing une seconde convention par laquelle la Chine (toujours considérée comme suzeraine au Tibet) admettait la validité de la convention de 1904 qui faisait du Tibet un ‘“ out-post of India ”’ 580.
Ce fut la dernière avancée d’un pion britannique sur l’échiquier centre-asiatique, rendu alors possible par la faiblesse de la Russie après sa défaite face à l’armée japonaise. En 1905, le retour des libéraux avec le cabinet de Campbell-Bannerman marqua en fait la fin de la “ forward policy ” en direction de l’Asie centrale et de la Haute Asie : la Convention anglo-russe signée à Saint-Pétersbourg le 31 août 1907, reconnaissait l’intégrité territoriale du Tibet et la suzeraineté de la Chine sur celui-ci, empêchant en fait la Russie d’y accéder, et clarifiait les positions respectives des deux empires en Afghanistan et en Perse.
La cour mandchoue vit là l’occasion de transformer en intégration formelle la suzeraineté nominale qu’elle exerçait jusqu’alors sur le Tibet. Sous la direction de Chao Erh-feng, nouveau Gardien des Marches du Szechuan et du Yunnan, l’armée chinoise entreprit d’annexer les petits royaumes des marches sino-tibétaines à l’allégeance incertaine (globalement localisés entre Kantze et le Yalung chu), qui furent intégrés à la province du Sichuan, puis de marcher sur Lhasa, qui fut prise le 12 février 1910, tandis que l’amban Lien-yu accaparait les rènes du gouvernement.
Ch. Bell, Tibet past and present, London, 1924, p. 63. Entre 1901 et 1904, c'est un échange régulier de diplomates entre Moscou et Lhasa. C'est aussi le don d'un lot d'armes et de munitions russes aux tibétains. Selon K.M. Pannikar, l'Asie et la domination occidentale, Paris, 1956, p. 153, le danger russe fut surestimé par les stratèges anglais. Mais c'était une justification a fortiori de la "forward policy".
“ ...we have had, and still have, quite enough trouble owing to Russia being so near us on the Northwest Frontier of India that we cannot avoid; but we can, and ought to prevent her getting a position which would inevitably cause unrest all along the Northeast Frontier ”, Alaistair Lamb, The Road to Lhassa, 1765-1905, London, 1960, pp. 279-280.
“ it seems to me, therefore, that the decision which was arrived at must be taken , not only as regulating a particular transaction, but to a large extent as governing our futur policy in central Asia ”, Lord Lansdowne, in Earl of Ronaldshay, The Life of Lord Curzon, London, Liveright, 1928, vol. II, p. 275.
Ch. Bell, op. cit., p. 191.