3) Dernier Acte : 1904, Conférence Tripartite À Simla

Les Britanniques durent alors repenser le dispositif de défense de l’Inde, notamment dans la Province Frontière du Nord-Est, proche du champ d’action de Chao Erh-feng, malgré leur manque d’enthousiasme à intervenir dans une région qu’ils contrôlaient mal, mais où leur pouvoir n’était pas encore remis en question : ‘“ Les Tibétains pensaient qu’ils étaient sous la domination britannique plutôt que celle des Chinois ou de la leur ”’ 581.

Une action britannique était d’autant plus nécessaire que ‘“ Si quelque chose allait mal en Assam, il y aurait un public vociférant contre nous. Il n’y a pas d’industrie européenne le long de la Frontière du Nord-Ouest, [...] Mais dans le district de Lakhimpur il y a plus de 70 000 acres de plantations de thé produisant 30 000 000 livres de thé annuellement, et employant plus de 200 européens et plus de 100 000 indiens. Le capital-risque européen est énorme, et il y a d’autres activités économiques [...] Ces plantations sont établies au pied des collines habitées par des sauvages ; leur défense est assurée par un bataillon d’indigènes zélés et un bataillon de la police militaire (850 hommes) ”’ 582.

Jusqu’en 1900 ils maintinrent un semblant d’ordre le long de la Outter-line tout en poursuivant leurs exploration et leur cartographie des “ terras incognitas ”; époque troublée de guerres tribales et d’accrochages avec les forces britanniques. Mais l’apparition à Rima (Hzia-Chia-yu) le 24/5/1910 d’un millier de soldats chinois, qui érigent en juillet un poste à 3 miles à la sortie de Walong, fut le premier signe d’une activité militaire qui était aussi signalée en Haute Birmanie, où les troupes chinoises étendirent la juridiction de l’empire jusqu’à 26° N vers la fin de l’année.

Cette intrusion dans des lieux d’ordinaire oubliés rappela aux Anglais la médiocrité de leurs frontières qui ‘“ courent au pied des collines excluant les passes conduisant aux collines et lieux offrant des bases sûres ”’ 583. Ils essayèrent alors d’en concevoir une autre, plus septentrionale : ‘“ La frontière extérieure devrait courir approximativement depuis l’est de la région de Tawang dans une direction nord-est jusqu’à la latitude 29° et la longitude 94° ; puis le long de la latitude 29° jusqu’à la longitude 96° puis dans une direction sud-est jusqu’au Zayul Chu [...] puis à travers la vallée du Zayul Chu jusqu’à la ligne de partage Zayul Chu-Irraouady et puis selon cette direction jusqu’à atteindre la ligne de partage Irraouady-Salouen ”’ 584.

Trois années furent nécessaires à la mise au point de la frontière ‘“ destinée à faire face à la politique de l’avant chinoise ”’ 585. Mais en 1913 le contexte politique avait changé, modifiant la situation au nord-est et par là les objectifs et priorités britanniques. La faiblesse de la Chine, alors en pleine révolution586, fut mise à profit par les Anglais qui dans un premier temps renégocièrent avec la Russie le traité de 1907587 leur reconnaissant une prééminence sur le Tibet en échange de facilités accordées en Afghanistan588. Ils contraignirent ensuite la Chine à accepter cette prééminence sur le Tibet : ‘“ bien que conservant nominalement sa position d’état autonome sous la suzeraineté chinoise, ’ ‘[le Tibet]’ ‘ serait en réalité placé sous la totale dépendance du gouvernement de l’Inde ”’ 589.

Les autorités chinoises réagirent au début de 1913 en proposant aux Britanniques de discuter le mémorandum. Sans doute influencés par les événements se déroulant en Mongolie, les Britanniques parvinrent à imposer le principe d’une réunion tripartite et demandèrent aux Tibétains d’envoyer une délégation en Inde, malgré la réticence chinoise à traiter sur un pied d’égalité avec le Tibet590.

La conférence tripartite s’ouvrit le 6/10/1913 dans le palais du Maharaja de Darbhanga à Simla, sous l’égide de Sir Henry McMahon, dont le rôle fut d’être arbitre pour la définition de la frontière entre Chine et Tibet. La proposition initiale des Anglais était de reprendre une frontière ancienne, celle de 1727 telle que représentée sur la carte britannique du “ Tibet and adjacent countries ” publiée en 1906, mais les revendications que les deux autres pays présentèrent étaient inconciliables;

Les plénipotentiaires chinois Ch’en I Fan (ou Ivan Chen !) et tibétain Shatra Paljor Dorje (Lonchen Shatra), refusant toute concession, invitèrent les Anglais à suggérer ‘“ une solution définitive au problème frontalier ”’ 591. McMahon proposa, s’inspirant du modèle mongol (mais aussi de l’exemple du dispositif mis en place dans la Province Frontière du Nord-Ouest), la création d’un Tibet extérieur - indépendant - et d’un Tibet intérieur - formant un Etat-tampon - qui préserverait les intérêts internes du Gansu, du Turkestan, du Sichuan et du Yunnan592. La limite du Tibet, la fameuse ligne rouge tracée sur la carte présentée par McMahon, correspondait approximativement aux revendications formulées par le Tibet le 3/10/1913, tandis que la limite entre les deux Tibet - ligne pointillée bleue - reprenait la réponse chinoise du 30/10.

McMahon présenta un brouillon d’accord le 11 mars. Soumis aux pressions britanniques (McMahon menaçant de retirer de l’article 2 la phrase reconnaissant la suzeraineté chinoise), Ch’en I Fan parapha le brouillon de la version du 27 avril 1914, ainsi que la carte - à petite échelle : le 1/3 800 000 - où étaient tracées les limites du Tibet intérieur et du Tibet extérieur593. Notons que la carte précisait également le dessin de la quasi totalité de l’enveloppe frontalière du Tibet extérieur, sans qu’une seule objection ait été soulevée par le représentant chinois.

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Figure 31 : La ligne McMahon : une ligne bleue, une ligne rouge.

Devant l’intransigeante chinoise, les délégations anglaise et tibétaine signèrent seules le 3/7/1914 la Convention. Le Tibet y gagna la reconnaissance anglaise de son territoire et virtuellement celle de son indépendance. Pour les Britanniques, les acquis purent paraître incertains : leur statut de grande puissance asiatique préexistait à la Conférence, comme la place dévolue au Tibet dans le dispositif de défense de l’Inde. ils obtinrent en fait la reconnaissance officielle (tibétaine) des pratiques antérieures ; ils gagnèrent en outre un statut d’extra-territorialité semblable à celui que la Chine, en refusant de signer la Convention, perdit : ils purent implanter des agents, ainsi qu’une petite escorte armée, à Gyantse, Yatung et Gartok, et ouvrir une “ mission commerciale ” à Lhasa.

Le gain que les Britanniques considérèrent comme essentiel fut celui de la définition de la Frontière du Nord-Est, entre le British Raj et le Tibet, dont la négociation entre représentants tibétain et anglais se déroula comme l’avait désiré McMahon, en parallèle à la conférence tripartite : ‘“ Il est souhaitable que nous parvenions à une décision rapide sur le principe pour la frontière que nous souhaitons afin d’être à même de parvenir à un accord avant la clôture de la Conférence tibétaine”’ 594.

L’originalité de la frontière est de ne pas faire, dans le traité, l’objet d’une description textuelle, mais d’être définie par un trait rouge sur une carte à moyenne échelle (8 inch par mile, environ 1/500 000) en deux feuilles, jointe au document.

Notes
581.

H.K. Barpujari, op. cit., p. 156.

582.

“ If anything goes wrong in Assam, there would be very voiceful public opinion against us. There are no European industries along the North West Frontier,... But in Lakhimpur District there are over 70,000 acres of tea gardens turning out over 30,000,000 pounds of tea annually, and employing over 200 Europeans and over 100,000 Indians. The Europeans capital risk in tea must be enormous, and there are other industries as well... These gardens lie at the foot of the hills inhabited by savages; their defence rests with I battalion of native industry and I battalion of military police (850 men) ”, texte de Sir Arthur Hirtzel, de l'Indian Office, daté 12/1/1911, Indian Office, Political External Files 1911, Vol. XIII, 138.

583.

H.K. Barpujari, op. cit., p. 158.

584.

“ The external boundary should run approximately from the east of Towang tract in a northeastern direction to lat. 29° long. 94°; thence along lat. 29° to long. 96° and thereafter in a sputheastly direction to Zayul-Chu as far as Rima as possible, thence accross the Zayul-Chu valley to the Zayul-Chu Irrawaddy-Salwin divide. ”, F.E.S., 1911, N°. 230 telegram Minto to Crewe, 23 october, Ibid., p. 160.

585.

“ intended to meet the forward policy of China ”, Dorothy Woodman, op. cit., p. 179.

586.

D'autant plus que le principal acteur de cette "forward policy" chinoise - Chao Erh-feng - fut assassiné par ses troupes le 22 décembre 1911, peu après avoir proclamé l'indépendance du Sichuan.

587.

Les Russes étaient alors très impliqués dans la situation en Mongolie, où le Kutuktu avait proclammé l'indépendance du pays, s'appuyant sur l'aide russe. L'accord russo-mongole du 21/10/1912 octroyait à la Russie des avantages commerciaux ainsi que le contrôle des relations extérieures.

588.

Dorothy Woodman, op. cit., p. 149.

589.

“ while nominally retaining her position as an autonomous State under the suzerainety of China, should in reality be placed in a position of absolute dependence on the Indian Government ”, F.O./535/15, Gov. of India to Crew, Memorandum signed J.D. G. Sept. I, 1912, ibid., p. 149. Voir en annexe un extrait du mémorandum communiqué à Wai-chiao Pu par Sir J. Jordan le 17 août 1912 (Greenhut, pp. 30-31).

590.

La ligne chinoise était d'adopter une attitude conciliante vis à vis du Tibet, de convaincre le Dalaï Lama de prêter allégeance (non plus à l'Empire, mais à la République), d'adopter une attitude ferme vis à vis des britannique, Dorothy Woodman, op. cit., p. 152.

591.

“ some definite solution of the frontier problem ” Dorothy Woodman, op. cit., p. 164.

592.

Ibid., p. 170.

593.

“ For the purpose of the present Convention the borders of Tibet, and the boundary between Outer and Inner Tibet, shall be as shown in red and blue respectively on the maps attached hereto. ”, article 9 de la Convention.

594.

“ It is desirable to come to an early decision in general terms regarding the boundary line we require in order to enable us to come to an understanding on the subject with China-Tibet before the Tibetan Conference closes ”, FSE, 1915; September, N°. 76-101; Office Note, McMahon, 24 October.