a) L’esprit De Simla

La conférence, entérinant les décisions successives prises par les Anglais depuis 1904, constituait la reconnaissance officielle britannique de la puissance impériale chinoise. Inversement, le problème qui se posait au gouvernement chinois (et qui se posa jusqu’en 1949) était de préserver autant que faire se peut l’héritage impérial - tel qu’exprimé par Sun Yatsen -, que la multiplication des “seigneurs de la guerre ” puis la pénétration japonaise rendaient peu à peu impossible598. Ainsi Yuan Shih-kai rejeta la proposition faite par McMahon d’intégrer les districts de Litang et Batang au Tibet intérieur, mettant certes en avant leur liens anciens avec la Chine, mais surtout son incapacité à faire appliquer une mesure par ailleurs impopulaire ‘“dans des régions ouvertement hostiles à son gouvernement [Sichuan et Yunnan] ”’ 599.

Dans cette nouvelle configuration régionale où la menace russe au nord-ouest se complétait d’une autre menace de type impérial - chinoise au nord-est -, la protection de l’Inde devait passer par l’adoption d’une politique claire vis-à-vis du Tibet, et donc par la recherche d’un système viable pour les frontières nord-orientales de l’Inde, face à la volonté chinoise d’affirmer son contrôle sur le Tibet, qu’un télégramme intercepté au printemps 1913600, résumait :

  1. Adoption d’une politique conciliante vis à vis du Tibet ;

  2. Envoi d’agents secrets dirigés par Tashi Wangdi afin de gagner à la cause chinoise officiels et population, incluant le Dalaï Lama ;

  3. Nomination du major (général) Peng de Chengdu comme “gardien de la frontière orientale du Tibet ” ;

  4. Adoption d’une attitude ferme vis-à-vis des Britanniques, et pression pour leur faire adopter une solution à la question tibétaine sans délai ;

  5. Persuader le Dalaï Lama d’affirmer publiquement que le Tibet est une portion intégrale de la République de Chine, de rejeter les traités signés entre le Tibet et la Mongolie, et d’interdire au Kutuktu d’Urga par télégramme de poursuivre son attitude rebelle.

Ces prétentions chinoises s’inscrivaient alors dans une configuration qui leur était favorable grâce à leurs récentes - mais fragiles - avancées dans les marches sino-tibétaines. A l’inverse, le refus de ratifier le document final lors de la conférence de Simla ne tint pas uniquement aux revers subits par les troupes chinoises entre temps. Que l’instauration au Tibet d’un modèle mongol (Mongolie intérieure, Mongolie extérieure) de gestion du contact impérial soit le prélude à l’abandon de la partition Tibet intérieur/Tibet extérieur au profit d’un “grand Tibet ” sous le contrôle exclusif du Raj a pu constituer pour les autorités chinoises une plus forte crainte.

L’intransigeance marquée de la représentation chinoise lors de la conférence de Simla ne se démentit pas, mais paradoxalement les autorités chinoises parurent prêtes à renégocier un règlement de leur différend avec le Tibet, selon - il est vrai - leurs propres termes, et aussi selon ce qu’on pourrait appeler “l’esprit de Simla ”601. Ce fut un des paradoxes de la Conférence qui imposa le principe d’une négociation tripartite, alors que le premier obstacle qu’elle connut fut le refus de la participation, comme intervenant de plein droit, du délégué tibétain.

“ L’esprit de Simla ” se caractérise aussi par la reconnaissance, pour les protagonistes chinois et tibétains, de la nécessité d’une médiation britannique malgré une neutralité pourtant très questionnable dans le conflit, au regard des intérêts que la Couronne entendait préserver au Tibet. C’est enfin la conservation de l’accord anglo-tibétain de Simla comme cadre de référence d’une diplomatie que les officiels britanniques entendaient bien mener à terme en y ajoutant une signature chinoise602, alors même que les résultats furent rejetés par les gouvernements concernés, et que les intervenants étaient frappés de discrédit : les Britanniques condamnèrent l’action de McMahon603 et au Tibet le milieu politique reprocha à Lonchen Shatra l’abandon de Tawang et l’acceptation - bien que théorique - de la création d’un Tibet intérieur604.

Notes
598.

En 1918 Jordan, British Minister à Beijing, observait que “ Yuan [Shih-kai] died two years ago and under him the writ of Peking ran to the borders of Tibet on the west, and Canton in the south.... Now not even a farthing of revenue is received from Szechuan, Yunnan or Canton and all the country south of the Yangtse is a law unto itself ”, Jordan to Langley, 29, may, 1918.

599.

“ over provinces which were tacitly hostile to his regime ”, P. Mehra, The North-Eastern Frontier, vol.II, op. cit., p. XIV.

600.

D. Woodman, op. cit., p. 154.

601.

Par anologie avec "l'esprit de Simla" qu'invoquent régulièrement depuis les accords de 1972 Indiens et Pakistanais.

602.

En fait, le refus chinois de signer les accords de Simla après avoir signé le brouillon du texte fut interprété par les Britanniques comme un accord “ with reservations on the part of China as to the precise boundary ”, P. Mehra, op. cit., p. XI.

603.

Il semblerait que la relégation de McMahon ait surtout tenu à une critique de la position qu'il adopta et qui fut perçue comme trop ouvertement pro-tibétaine. Le refus d'avaliser les acquis de la Conférence de Simla s'exprima par la non-insertion du texte de l'accord anglo-tibétain dans la Aitchinson Treaty Series avant 1938.

604.

Sans doute lui reprocha t-on la rapide ascension sociale que son statut de plénipotentiaire lors de la conférence lui assura.