b) Trèves, Cessez-Le-Feu, Et Négociations

Les années qui suivirent la conférence de Simla furent pour les Britanniques celles de la recherche d’un compromis entre leurs propres exigences stratégiques, le respect de leurs alliés tibétains et le souci paradoxal de ne pas trop affaiblir la Chine (en fait de protéger leurs avoirs dans la vallée du Chanjiang et leur commerce sur la côte chinoise). La position britannique était pourtant assez claire : se référant au concept britannique de suzeraineté, Lord Curzon, alors vice-roi des Indes, affirma que ‘“la suzeraineté chinoise sur le Tibet est une fiction constitutionnelle et politique qui ne doit être maintenue que parce qu’elle est pratique pour les deux parties. ... En fait, les deux ambans chinois à Lhasa n’y sont pas en tant que vice-rois, mais comme des ambassadeurs”’ 605 .

L’activité anglaise s’orienta selon trois axes, cogérés par les bureaux de Delhi et de Chine ; le premier en charge de la frontière indienne et des relations avec le Tibet, le second des relations avec le gouvernement chinois et le versant chinois de la frontière sino-tibétaine606 : La gestion de la ligne McMahon (éclaircissement du statut, accrochages avec les Tibétains), ainsi que celle des autres segments de la frontière ; l’affirmation d’un soutien politique et économique au gouvernement tibétain607, qui lui permit de tenir, voire même de progresser face aux troupes chinoises ; la négociation d’accords de cessez-le-feu entre armées chinoise et tibétaine.

Désormais intéressés au titre d’alliés du Tibet et soucieux de consolider le territoire comme marche avancée de leur dispositif frontalier en Inde, les Britanniques entreprirent de faire négocier une trêve entre troupes chinoises et tibétaines par Eric Teichman608. Le 10 août 1918, l’Accord de Chamdo, négocié entre le Général Liu Tsan-ting (commandant les forces chinoises à Batang) et Chamba Deba (Kalon Lama, commandant les forces tibétaines sur la frontière) aboutit à la fixation d’une ligne de cessez-le-feu (paragraphe 3) et au retrait des troupes tibétaines derrière cette ligne (paragraphe 4)609, complété par la Trêve de Rongbatsa (10/10/1918), qui fixait les modalités de retrait des troupes610. Dans aucun des deux textes n’est fait référence à la construction, proposée par McMahon en 1914, d’un Tibet intérieur et d’un Tibet extérieur : le projet initial était demeuré lettre morte sur le terrain.

Parallèlement à l’action sur le terrain, John Jordan, British Minister à Beijing, pressa le gouvernement chinois d’ouvrir des négociations pour résoudre le problème tibétain, proposant l’abandon du modèle mongol et la fixation de la frontière sur la base de la limite du Tibet extérieur (après cession des districts de Chiamdo, Draya, Makham et Gonjoh au Tibet, et ceux de Litang et Batang à la Chine), ainsi que l’établissement de représentants chinois à Lhasa, disposant des mêmes prérogatives que les représentants anglais611. Les négociations, amorcées en mai, se déroulèrent en août 1919 mais furent abandonnées en route par les Chinois qui tentèrent alors d’ouvrir des négociations directes avec le gouvernement tibétain. Toutes les tentatives britanniques ultérieures de reposer la question tibétaine se heurtèrent au refus du gouvernement chinois qui privilégia l’envoi de missions de conciliation à Lhasa612.

Lhasa était au même moment l’objet de toutes les attentions des Anglais, qui y dépêchèrent en moyenne une mission par an entre 1920 et 1938, en complément des notes émanant du représentant britannique à Lhasa. L’objectif était double, d’affirmer la fonction de “tampon ” attribuée au Tibet en renforçant la capacité de défense des Tibétains, comme de limiter autant que faire se peut une influence politique chinoise grandissante, au moins jusqu’à ce que la pression japonaise au nord-est du pays ne fasse passer la question tibétaine (et plus encore le problème de la gestion des marches sino-tibétaines) au second plan.

Afin de conforter le rôle d’Etat-tampon dévolu au Tibet, les Britanniques entreprirent de susciter la modernisation de l’appareil d’Etat tibétain par une réforme des finances, de l’armée, de la police et de l’éducation613. Mais l’influence britannique était combattue non seulement par une partie de la noblesse et du clergé, mais aussi par le Dalai Lama qui favorisait un rapprochement avec la Chine pour obtenir plus de concessions de la part des Anglais614. Si elle connut encore moins de résultats positifs que celle menée par les Britanniques, la politique chinoise vis-à-vis du Tibet ne cessa jamais de multiplier les missions de négociation, d’abord pour obtenir du gouvernement tibétain la reconnaissance de la suzeraineté chinoise sur le pays, ensuite pour négocier un règlement de la question des frontières. Mais ni l’une ni l’autre des actions n’aboutirent : une trêve fut signée à Gonchen le 10/10/1932, aussitôt rompue, et les combats ne cessèrent qu’en 1950, lorsque l’APL occupa le territoire. Seule la mort en décembre 1933 du treizième Dalai Lama et le transfert des pouvoirs de régence au supérieur du monastère de Ra-dreng assura aux Britanniques un renouveau d’influence dans le pays.

Notes
605.

“ Chinese suzerainty over Tibet is a constitutional fiction a political affectation which has only been maintained because of its convenience to both parties. ... As a matter of fact, the two Chinese (ie, Manchu) Ambans at Lhasa are there not as Viceroys, but as Ambassadors ”, Papers CD 1920, No.66, GoI to IO, 8 Jan. 1903, India Office Library.

606.

Chacun disposant en outre de représentations locales (Sikkim, Tibet, Sichuan,...). La confrontation d’intérêts divergents entre un Foreign Office traditionnellement sinophile et un Indian Office décidé à renforcer le Tibet, fut un frein non négligeable à l’action britannique dans cette région, voir Lord Curzon minute of 27 June, 1920 et Foreign Office Memorandum 13 May, 1920 (IOR, L/P&S/10/716).

607.

Dont la livraison d’armes à feux destinées à remplacer les fusils à silex de l’armée tibétaine. Ce seront ces vieux Lee-Enfield que l’armée tibétaine opposera à l’armement moderne de la RPC en 1950!

608.

Agent consulaire britannique à Tatsienlu (Dartsedo).

609.

L’accord fut réalisé en 18 exemplaires, chaque participant en recevant deux dans chaque langue! Toutefois en cas de litige, c’est la version anglaise qui devait faire autorité.

610.

L’Accord de Chamdo se terminait par une note de E. Teichman suggérant que la ligne de cessez-le-feu soit transformée par la suite en frontière, après ajustements ponctuels afin de faire du Yangtse la limite entre les deux protagonistes.

611.

Memorandum dated 14 July, 1919, by Secretary, Political Department, India Office (IOR, Political and Secret Memoranda, L/P&S/18/B.324).

612.

Le gouvernement chinois mit à profit les résultats de la Conférence de Washington (février-novembre 1922) pour refuser toute relance de la question. Cette conférence se conclut par un traité par lequel les signataires (dont les Britanniques) garantissaient entre autres de préserver la souveraineté de la Chine, ainsi que son intégrité territoriale et administrative.

613.

Voir notamment Charles Bell, Tibet past and present, op. cit.

614.

Et surtout une livraison plus abondante d’armes afin de poursuivre le combat sur les marches sino-tibétaines. Cette attitude peut être rétrospectivement perçue comme dangereuse, puisque la Chine communiste su mettre en avant ces rapprochements pour justifier - pour la période d’indépendance théorique du Tibet - l’existence de liens étroits avec ce dernier.