Tandis que l’indépendance de l’Inde devenait une réalité proche, les Britanniques préparèrent le transfert des responsabilités hésitant, dans la bordure himalayenne, entre une politique de maintien des liens qu’ils avaient créés avec les royaumes himalayens et une politique plus souple faisant d’eux des “ clients ”. L’opinion qui prédomina fut celle qu’exprimait en 1946 Olaf Caroe dans son mémorandum intitulé “ The Mongolian Fringe ”, qui fournit (à certaines options près) les bases de la politique himalayenne de l’Inde indépendante.
Synthèse d’une expérience de six années acquise comme Secrétaire aux Affaires Etrangères de l’Inde626, le document suggérait que tous les Etats himalayens soient intégrés dans le dispositif frontalier de l’Inde, sans intégration formelle à l’Union Indienne, mais associés à elle par des liens économiques irrévocables. Rappelant que la politique étrangère traditionnelle est la ‘“ défense du glacis de l’Inde au travers de la stabilisation des petits Etats ou organisations tribales localisées en périphérie ”’ 627, il remarquait que ‘“ Le moment est venu de décider quelle politique positive doit être adoptée pour maintenir une défense qui, au cours du siècle écoulé et plus, a été réalisée avec la plus faible dépense en hommes et en argent de tout le périmètre de l’Inde. ”’ 628. Son texte dresse un état des lieux critique, précisant pour chaque territoire himalayen la position britannique :
le Népal est considéré comme juridiquement indépendant depuis l’aide qu’il apporta lors de la Grande Guerre (le titre de Résident britannique fut même changé en 1933 en celui d’Envoyé). Caroe préconise que les relations spéciales qui unissent le pays à l’Inde soient préservées, car ‘“ La source de recrutement gurkha doit être maintenue à tout prix”’ 629 . Mais la nature ‘“ philoprogenitive and colonising ”’ des Népalais est perçue comme une menace potentielle par les Etats voisins ;
pour le Tibet, Caroe reprend les conceptions de Charles Bell, ‘“ Nous voulons le Tibet comme Etat-tampon au nord”’ ; ‘“ le Tibet est parfait pour cette fonction ”’ 630, mettant en avant le faible coût de sa surveillance : ‘“ Je considère ce petit effectif de soldats (3 pelotons) comme l’une des clés de cette frontière”’ 631.
Acceptable dans le cadre d’un empire colonial hégémonique, ce dispositif de défense l’était moins dans le contexte d’Etats nationaux en construction, d’autant plus qu’au nord-est des accrochages ne cessaient de se produire, avec les Tibétains dans le secteur de Tawang, avec les Chinois dans le secteur mishmi. En fait, à dix ans d’intervalle est formulée par P.V. Patel632une autre vision de la frontière en Himalaya, dans un contexte très différent, qui intègre désormais la RPC : ‘“ L’irrédentisme chinois et l’impérialisme communiste sont différents de l’expansionnisme ou de l’impérialisme des puissances occidentales. Le premier est recouvert d’un voile d’idéologie qui le rend dix fois plus dangereux. Sous le prétexte d’expansion idéologique se dissimulent des revendications raciales, nationales et historiques”’ 633. Compte tenu de sa perception de la Chine communiste, et de son mode d’action : ‘“ La méthode qu’elle a utilisé pour traiter avec le Tibet ”’ , il considéra qu’ ‘“ une nouvelle menace est apparue au nord et au nord-est”’ 634.
La “ Mongolian Fringe ” ne constituait plus l’atout qu’elle fut pour l’Inde britannique en raison même de son marquage ethnique : ‘“ Au long des Himalayas, au nord et au nord-est, nous avons, de notre côté de la frontière, une population ethniquement et culturellement proche des Tibétains ou mongoloïdes”’ ; ‘“ Les peuples habitant ces régions n’ont pas montré de loyauté ou de dévotion à l’Inde”’ ; ‘“ Même les régions de Darjeeling et de Kalimpong ne sont pas vierges de préjugés mongoloïdes”’ 635 . Les royaumes qui constituaient des “ heurtoirs ” valables pour le Raj étaient désormais jugés selon leur faible degré d’intégration à l’Inde, comme de leur stabilité incertaine :
le Népal a un ‘“ régime oligarchique basé presque entièrement sur la force; il est en conflit avec des éléments turbulents de la population, autant qu’avec les idées modernes”’ 636;
le Sikkim. ‘“ Il est très possible que le mécontentement y couve”’ 637 ;
le Bhoutan ‘“ est calme en comparaison, mais ses affinités avec les Tibétains pourraient constituer un handicap”’ 638 ;
les zones tribales : ‘“ nous n’avons pas été capables de réaliser une avancée quelconque en direction des Nagas et d’autres tribus des collines en Assam”’ 639.
En fait, ‘“ pour la première fois depuis des siècles, la défense de l’Inde doit se faire simultanément sur deux fronts”’ 640.
Sir Olaf Kirkpatrick Caroe fit toute sa carrière indienne - exception faite de 6 années passées comme secrétaire aux affaires étrangères - sur la Province Frontalière du Nord-Ouest (NWFP), dont il fut le gouverneur de 1946 à 1947. Le memorandum reprend les grandes lignes d'un document écrit en 1940 : c'est celui-ci auquel nous nous référerons.
“ defence of India through the stabilisation of minor States or tribal organisations situated thereon ”, India and the Mongolian Fringe, note by Foreign Secretary, signée O.K. Caroe, 18.1.40.
“ The moment is ripe to consider what positive policy may be adopted to maintain a defense which, during the past century and more, has been secured with less expenditure of life and money than on any other part of the Indian perimeter ”, Ibid. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce texte.
“ The Gurkha source of recruitment must be maintained at all costs ” : le Népal est considéré comme une réserve de mercenaires, régulièrement recrutés par l’Inde depuis 1906. Le terme Gurkha est en fait impropre puisque les ethnies recrutées sont bhotias (Gurung, Tamang).
“ We want Tibet as a buffer in the north ” ; “ Tibet is ideal in this respect ”.
“ I regard this small force of regulars (3 peletons) as one of the keys of this frontier ”. Ce sont les soldats ayant en charge la protection des quelques représentations officielles anglaises au Tibet.
Vallabhbhâijaverbhâi Patel fut nommé en 1947 Vice-premier ministre et ministre de l'intérieur, fonctions qu'il occupa jusqu'à sa mort en 1950. Il était le porte-parole de l’aile conservatrice du parti du Congrès.
“ Chinese irredentism and Communist imperialism are different from the expansionism or imperialism of the Western Powers. The former has a cloak of ideology which makes it ten times more dangerous. In the guise of ideological expansion lie concealed racial, national and historical claim ”, Lettre de Patel à Nehru, 7/11/1950, H. K. Barpujari, op. cit., p. 292.
“ the method which it had followed in dealing with Tibet ”; “ a new threat has developed from the north and the northeast ”
“ All along the Himalayas in the north and northeast, we have, on our side of the frontier, a population ethnically and culturally not different from Tibetans or Mongoloids ” ; “ The people inhabiting these portions have not established loyalty or devotion to India ” ; “ Even Darjeeling and Kalimpong areas are not free from pro-Mongoloid prejudices ”
“ oligarchic regime based almost entirely on force ; it is in conflict with a turbulent element of the population as well as with enlighted ideas of the modern age ”.
“ It is quite possible that discontent is smouldering there ”.
“ is comparatively quiet, but its affinity with Tibetans would be a handicap ”.
“ we have not been able to make any appreciable approaches to the Nagas and other hill tribes in Assam ”.
“ for the first time after centuries, India’s defence has to concentrate itself on two fronts simultaneously ”.