c) La Pensée Indienne

Pourtant, peu avant l’indépendance, portés alors par une mystique pan-asiatique, les hommes politiques indiens partagèrent le sentiment de l’inutilité d’une frontière démarquée entre Inde et Chine : ‘“ qu’il puisse y avoir des frontières entre elles était une pure conception occidentale ”’ 641. Le gouvernement du nouvel Etat concevait l’amitié sino-indienne comme un des principes fondamentaux de la politique étrangère indienne, qui trouvait sa justification dans la colonisation que les deux peuples venaient de connaître : ‘“ Le grand peuple de l’Inde et les Chinois ont une destiné commune [...] nous sommes deux peuples qui avons connu une longue oppression impériale et l’esclavage ; et nous partageons la même tradition de lutte pour la liberté et l’indépendance. L’émancipation des Indiens et des Chinois sera le signal de l’émancipation de tous les écrasés et les opprimés ”’ 642. La Chine, par l’antériorité de sa révolution, devenait pour le nationalisme indien un modèle qu’expliqua Jawaharlal Nehru : ‘“ Je suppose que les représentants chinois étaient le produit naturel d’une révolution et je fus conduit à espérer que nous en Inde puissions aussi développer un peu de cette énergie et de force, au coût, si nous l’acceptons, d’un peu de notre intellect”’ 643. L’attitude de Nehru est aussi le reflet des prises de position du Parti du Congrès dès sa fondation en 1885, d’un anti-impérialiste dirigé contre les Britanniques, mais aussi contre les Japonais dans les années 1930, thèses auxquelles les Chinois ne pouvaient que souscrire644.

A l’idéologie de Nehru - sans risque immédiat, puisqu’en 1947 l’Inde et la Chine n’ont pas de frontière commune - répondait aussi un besoin de paix extérieure, justifié par la situation de l’Inde, d’un Etat neuf ‘“ cherchant à se mettre correctement en selle ”’ et de plus en conflit ouvert avec le Pakistan.

Cela n’empêchât pas que règne dans l’entourage du Premier Ministre, notamment autour de P.V. Patel645, un certain pragmatisme d’autant plus nécessaire que le dispositif légué par les Britanniques était imparfait : ‘“ Le caractère mal défini de la frontière et l’existence de notre côté d’une population ayant des affinités avec les Tibétains ou les Chinois constituent tous les éléments de troubles possibles entre la Chine et nous-mêmes”’ 646 ; d’autant qu’à l’indépendance (télégramme du 16/10/1947), le gouvernement tibétain formula des revendications sur les territoires ‘“ tel que Sayul et Walong et en direction du Pemakoe, Lonag, Lopa, Mon, Bhoutan, Sikkim, Darjeeling ainsi que d’autres de ce côté de la rivière Gange, et Lowo, Ladakh etc. jusqu’à la frontière de Yarkhim ”’ 647. Ces revendications ne furent pas prises au sérieux, considérées comme une manoeuvre tibétaine pour tester la position du nouveau gouvernement relative aux frontières himalayennes : la proposition indienne de préserver la situation actuelle tant que de nouveaux traités n’auront pas été signés fut aussitôt acceptée par le gouvernement tibétain648.

Mais il faut aussi évoquer un second axe de lecture de la politique étrangère indienne - celui du non-alignement - dont la Conférence de Bandoeng fut en avril 1955 l’acte de naissance, et qui institutionnalisait les idées développées par le Groupe Afro-Asiatique qui venait d’être créé à l’ONU. L’idée même du Mouvement des Non-alignés allait pour le gouvernement indien au-delà d’une position tierce dans les institutions internationales et signifiait avant tout le refus d’une tutelle néo-coloniale se substituant à la domination impériale antérieure, de nations post-coloniales demeurant dominées par quelques puissances occidentales649.

Elle sous-tendait aussi une unité géographique, celle de l’Asie comme espace en devenir, qui n’est plus seulement une représentation, d’invention européenne, mais devient aussi un concept fédérateur, où l’identité de lieu est renforcée par une identité de destin. En fait le gouvernement indien revisita la notion d’Asie ; d’un concept vide, exogène (européen), il fit un concept plein que le Mouvement des Non-alignés sanctionna implicitement par sa naissance, même si, pour donner plus de force au mouvement, il fut aussitôt ouvert à d’autres continents que l’Asie. Le concept de non-alignement représenta pour l’Inde ‘“ une sorte d’extension de sa politique d’indépendance nationale ”’ 650 , qualité qu’elle accordait aux autres membres du mouvement avec lesquels elle partageait un code de conduite commun ou Panchashila 651 :

C’est dans ce double contexte, d’un renouveau asiatique et d’une volonté de diffuser le concept de non-alignement, que s’inscrivit pour une part la perception indienne de la Chine comme un Etat qui pouvait constituer, par sa taille et son histoire, un allié pour la propagation des idéaux de Nehru, qui lui offrit la place d’honneur à la conférence de Bandoeng. Sous le rapprochement avec la Chine se cachait peut être aussi la crainte du danger qu’elle représentait : ‘“ la peur constitue en fait la motivation de base des Indiens ”; “ un sentiment non avoué mais réel d’infériorité géostratégique ”’ 652 .

Notes
641.

“ That there should be boundary lines between them was a purely western notion ”, Dorothy Woodman, op. cit., p. 6.

642.

“ The great Indian people and the Chinese have a common destiny [...] we are two peoples who have been suffering from longer imperial oppression and slavery; and we both have the glorious tradition of fighting for liberty and freedom. Our emancipation of the Indian and the Chinese will be signal of the emancipation of all down-trodden and oppressed ”, Bisheswar Prasad, The origins of indian foreign policy, pp. 171-172.

643.

“ I suppose the Chinese representatives were the natural products of a revolution and I was led regretfully to wish that we in India might also develop some of this energy and driving force, at the expense, if we need be, of some of our intellectuality ”, Dorothy Woodman, op. cit., p. 11.

644.

Outre une déclaration commune à la fin de la conférence de la Ligue contre l'Impérialisme, tenue en Belgique en 1927, on relèvera, entre autres, le voyage en Chine de Nehru en 1939 et la visite de Chiang kai-shek en Inde en 1942.

645.

Considéré comme le tenant d’une realpolitik, qu’il appliqua d’ailleurs dans les Etats himalayens.

646.

“ The indefined state of the frontier and the existence on our side of a population with its affinities to Tibetans or Chineses have all the elements of potential trouble between China and ourselves ”, Lettre de Patel à Nehru, 7/11/1950, H. K. Barpujari, op. cit., pp. 291-295.

647.

“ such as Sayul and Walong and in the direction of Pemakoe, Lonag, Lopa, Mon, Bhutan, Sikkim, Darjeeling and others on this side of river Ganges, and Lowo, Ladakh etc. up to boudary of Yarkhim ”, H.K. Barpujari, Problem of the Hill Tribes, Gauhati, Spectrum Publications, 1981, p. 284.

648.

Même si cette revendication tibétaine était destinée à faire “ pendant ” à d’autres revendications, plus sérieuses, formulées à l’encontre de la Chine, sur les marches sino-tibétaines.

649.

Vision récurrente du Parti du Congrès, qui condamnait dès sa naissance une telle vision de la société internationale.

650.

Max-Jean Zin, La politique de l’Inde, Paris, PUF, 1994, p. 116.

651.

Qui représente aussi dans le Bouddhisme les cinq vertus.

652.

J.J.S. Garner, Lettre au Secretary of State for Commonwealth Relations, 29/8/1952, C. Jaffrelot (dir.) L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p. 146. La formule est excessive, mais il est certain que les Indiens aient préféré composer avec les Chinois, dès lors qu’ils avaient perdu la profondeur stratégique du Tibet, que le dispositif frontalier hérité était de facto remis en cause.