1) La Crise Tibétaine Et La Frontière Sino-Indienne

a) La Libération Pacifique

Selon que l’on se place dans une optique indienne ou chinoise, la “ mise en scène ” du différend frontalier s’est déroulée selon des rythmes distincts : le gouvernement chinois lia la remise en cause des limites nord de l’Inde à sa prise de contrôle du Tibet, sur lequel les gouvernements nationaliste et communiste n’avaient jamais abandonné leur revendication. Le 1er janvier 1950, le gouvernement chinois annonça que ‘“ la libération du Tibet était un des principaux objectifs de l’Armée Populaire de Libération, en accord avec la nouvelle politique concernant les minorités et les nationalités, telle qu’énoncée dans le programme commun adopté par la Conférence Consultative de septembre 1949 ”’.

La réaction de l’Inde face à l’invasion fut résumée par K.M. Pannikar, ambassadeur indien nouvellement nommé en Chine, qui demeurait ‘“ très optimiste quant à l’émergence d’un espace de coopération en éliminant les causes de méprise ”’ 653, considérant que son pays ne devait pas poursuivre la politique britannique “ d’intérêt politique particulier ” vis-à-vis du Tibet. L’Inde était d’ailleurs dans une phase critique de sa construction nationale, parcourue de vifs débats concernant l’adoption de la Constitution et le gouvernement était très occupé par la tenue prochaine des premières élections au suffrage universel depuis l’indépendance. L’Inde ne manqua pas de faire parvenir au gouvernement chinois plusieurs mémentos v insistant sur le fait que ‘“ l’autonomie du Tibet est une donnée de base ”’.

Le 7 octobre 1950, 40 000 hommes de l’APL franchirent le Dri chu (Chanjiang) et battirent 12 jours plus tard les forces principales tibétaines à Chamdo (Kham), capitale du Gouverneur Général du Tibet Oriental. L’Inde ne prit connaissance de l’invasion que le 25 octobre et envoya le lendemain une note exprimant sa surprise : ‘“ on nous avait constamment assuré que le souhait du gouvernement chinois était de régler la question tibétaine par des moyens pacifiques et des négociations. Ordonner l’envoi de troupes chinoises au Tibet nous apparaît étonnant et regrettable”’ 654. La réaction chinoise parvint le 30, avertissant que le ‘“ Tibet est une partie intégrante du territoire chinois. L’armée populaire chinoise doit entrer au Tibet, libérer le peuple tibétain et défendre les frontières de la Chine [...] Par conséquent, en égard au point de vue exprimé par le gouvernement indien sur ce qu’il considère comme déplorable, le gouvernement populaire central de la RPC ne peut qu’envisager qu’il a été marqué par des influences étrangères hostiles à la Chine au Tibet et exprime donc son profond regret”’ 655. D’autres notes de Nehru suivront, qui recevront des réponses similaires, rappelant que : ‘“ Le Tibet fut toujours une partie de la Chine, que le problème était totalement un problème domestique, et que l’Inde interférait et encourageait certains “ groupes réactionnaires ” qui s’opposaient aux droits légaux de la Chine au Tibet”’ 656.

La délégation tibétaine présente à Kalimpong reçut, le 7 novembre, l’ordre d’en référer à l’Assemblée Générale de l’ONU, déposa une plainte selon laquelle une ‘“ invasion armée du Tibet destinée à l’incorporer au communisme chinois par une force physique irrésistible était un cas évident d’agression”’, réfutant dans le même télégramme que le Tibet ait toujours fait partie de la Chine657. La question du Tibet, présentée à la requête du Salvador (considéré alors comme “ pocket ally ” des USA) est bloquée, le 24 novembre, par le représentant britannique, Kenneth Younger, qui propose son ajournement en raison d’un éventuel règlement pacifique du problème ; ajournement soutenu par l’URSS qui réaffirma alors l’appartenance depuis des siècles du Tibet à la Chine. Mais l’intervention la plus décisive fut sans conteste celle de l’Inde – qui disposait d’un ‘“ monopole de fait sur les relations étrangères du Tibet”’ 658 - et, par l’intermédiaire de son représentant Jam Sahib de Nawanagar, défendit l’ajournement de la proposition en assurant le comité que les troupes chinoises avaient ‘“ cessé toute avance après la chute de Chamdo, à 480 km de Lhasa ”’ 659 et que le gouvernement indien était ‘“ certain que la question tibétaine serait résolue par des moyens pacifiques ”’ 660.

Sans doute la position indienne était-elle compréhensible au regard de l’importance que revêtait aux yeux de Nehru un rapprochement sino-indien comme référent majeur pour les Etats neufs issus de la décolonisation. Elle a malgré tout suscité de vives réactions dans l’opinion publique du pays comme au sein même du gouvernement, dont certains membres ne cachaient pas leur sympathie pour la cause tibétaine, ou leur antipathie pour le communisme.

La position britannique peut par contre surprendre, quand on sait le caractère stratégique que l’empire affecta au Tibet. La Grande Bretagne considéra que ‘“ toute tentative d’intervenir serait impraticable et imprudente. Le Royaume Uni n’a pas suffisamment d’intérêts dans la région pour risquer de se brouiller avec la Chine”’ 661. La crainte de perdre Hong-Kong - un des objectifs affichés de l’APL - fut sans doute plus forte que la réaffirmation d’un lien avec un territoire qu’elle ne contrôlait plus. Suivant la recommandation, la commission décida l’ajournement et la question du Tibet ne fut en fait plus soulevée avant 1960.

Malgré les affirmations indiennes, la situation se dégradait sur le terrain et le 21 décembre 1950 le Dalaï Lama quitta Lhasa pour Gyantse, puis Yatung, dans la vallée de la Chumbi. La faible résistance opposée par les 8 000 soldats tibétains décida ce dernier à négocier avec le gouvernement chinois. Les pourparlers amorcés le 29 avril se poursuivirent jusqu’à la signature le 23 mai 1951 d’un ‘“ Accord sur les Mesures pour la Libération Pacifique du Tibet entre le Gouvernement Populaire Central et le Gouvernement local du Tibet”’ 662. Même s’il fut arrachée aux représentants tibétains (la signature ou la poursuite des combats), l’accord “ en 17 points ” est une victoire pour la Chine qui obtient une reconnaissance quasi internationale de sa souveraineté, réalisant sur un mode moderne l’obsession Han de renforcer la sécurité de la Chine propre. L’Inde a perdu, ce même jour, la marche tibétaine, frontière stratégique héritée du British Raj et la barrière himalayenne comme frontière immédiate. A l’inverse la Chine acquiert un espace pouvant être marche autant qu’espace-tampon. Nehru comprit l’importance que les événements tibétains revétaient pour la défense de l’Inde : ‘“ l’infranchissabilité de l’Himalaya a été exagérée [...] mais l’Assam est le principal problème. L’Inde n’a que peu de temps pour mettre la province en meilleur ordre avant que la pression chinoise ne se fasse sentir ”’ 663. Mais pour l’Inde, l’intégration du Tibet à la RPC ‘“ fut une gifle à la face de l’Inde, le pays voisin de la Chine qui avait les plus forts intérêts au Tibet, l’ironie est que pendant ce temps l’Inde travaillait [...] à faire siéger la Chine aux Nations Unies, à amener les Américains à retirer leur protection à Taiwan et à négocier une paix en Corée qui serait aussi bénéfique pour les Chinois ”’ 664.

Notes
653.

“ fairly optimistic about working out an area of cooperation by eliminating causes of misunderstanding ”, K. M. Pannikar, In Two Chinas, memoir of a Diplomat, London, Allen & Unwin, p. 26.

654.

“ we have been repeatedly assured of the desire of the Chinese Government to settle the Tibetan problem by peaceful means and negociations. To order the advance of Chinese troops into Tibet appears to us most surprising and regrettable ”, Frederic A. Greenhunt, The Tibetan Frontiers Question, New Delhi, S. Chand & Company ltd, 1982, p. 62.

655.

“ Tibet is an integral part of chinese territory. The Chinese People Army must enter Tibet, liberate the Tibetan people and defend the frontiers of China... Therefore, with regard to the viewpoint of the Government of India on what it regards as deplorable, the Central People Government of the PRC cannot but consider it as having been affected by foreign influences hostile to China in Tibet and hence expresses its deep regret ”, Ibid., pp. 62-63.

656.

“ Tibet was always a part of China, that the matter was entirely a domestic dispute, and that India was interfering and encouraging certain “ reactionnary group ” who were resisting legal chinese rights in Tibet ”, Id., p. 63.

657.

“ armed invasion of Tibet for her incorporation within the fold of Chinese Communism through sheer physical force was a clear case of aggression ”, id., p. 64.

658.

“ practical monopoly on Tibet’s foreign relations ”.

659.

“ ceased to advance after the fall of Chamdo, 480 km from Lhasa ”, F. A. Greenhunt, op. cit., pp. 64-65.

660.

 is certain that the Tibetan question would be settled by peaceful means. ”, Ibid., p. 65.

661.

“ any attempt [to] intervene would be impraticable and unwise. United Kingdom [is] not sufficiently interested in area to warrant embroiling itself with China ”, Id., p. 93.

662.

“ Agreement on Measures for the Peaceful Liberation of Tibet between The Central People’s Government and the Tibet local Governement ”. Id., p. 65.

663.

“ The impassibility of the Himalayas have been exaggerated [...] but Assam is the chief problem. India may have only a limited time to put the province into better order before the pressure comes from China ”, Dorothy Woodman, op. cit., p. 223.

664.

"It was a slap in the face of India, the country next to China which had the largest interest in Tibet, the irony of it is that all this time India was working hard [...] to seay China in the United Nations, to get Americans to withdraw thier protection over Taiwan and to negociate peace in Korea which would be also helpful to the Chinese.", B.N. Mullik, My Years with Nehru : The Chinese Betrayal, Bombay, 1971, pp. 69-70. Le Monde du 27/10/1962 annoncait que le délégué indien à l ’ONU a dénoncé l’agression chinoise, tout en affirmant “ son intention de soutenir l’admission de Pékin aux Nations Unies ”.