En violation des accords de mai 1951 le gouvernement chinois annonça dès mai 1951 une série de mesures visant à intégrer totalement le Tibet dans la RPC. Par crainte sans doute de voir s’ouvrir sur ce territoire un second front susceptible d’affaiblir leur positions en Corée, les Chinois n’appliquèrent dans un premier temps que les réformes contenues dans l’accord en 17 points :
les forces armées tibétaines furent intégrées à l’APL en février 1952, tandis que le général Chang Kuo-hua était nommé commandant du District Militaire Tibétain ;
des négociations sino-indiennes débutèrent en décembre 1953 afin de réviser les privilèges détenus par l’Inde en tant qu’héritière du British Raj, afin de supprimer toute influence étrangère au Tibet. Elles se conclurent par la signature le 29 avril 1954 de ‘“ l’Accord entre la République de l’Inde et la République Populaire de Chine sur le Commerce et les Relations entre la Région tibétaine de Chine et l’Inde ”’, valable pour une durée de huit années et renégociable.
Le traité définit les lieux reconnus comme marchés par les deux pays (article II), soit 13 pour la Chine et 3 pour l’Inde, mais avec obligation pour cette dernière de spécifier les nouveaux emplacements de marchés indiens lorsque se développeront des flux commerciaux depuis Ari (Ngariskorsum). L’article IV précise les points que peuvent franchir pèlerins et voyageurs, soit six : Shipki la, Mana la, Niti la, Kungri Bingri la, Darma la et Lipu Lekh la ; la route de Tashigong, le long de la vallée de l’Indus pourra être suivie “ en accord avec la tradition ” (itinéraire traditionnel).
Aucune spécification de la frontière commune n’est formulée, mais l’Inde reconnaît par ce traité la souveraineté chinoise sur le Tibet (avec sans doute l’espoir d’une reconnaissance réciproque de sa souveraineté sur le Cachemire dont l’Inde venait d’emprisonner une fois de plus son chief-minister, Sheikh Abdullah).
Le jour même du traité, les deux gouvernements échangèrent une série de notes visant à transférer à la Chine tous les droits extra-territoriaux et biens immobiliers hérités du Raj. Le traité intégrait un préambule, à validité permanente, instaurant le Panch Shila 665.
Le traité comme les échanges de notes garantissent aux deux gouvernements l’établissement d’un “ bon voisinage ” et l’entente sino-indienne, que scelle l’instauration sur un mode officiel du ‘“ Hindi-Chini bhai-bhai ”’ 666.
La question des frontières ne fut pas soulevée mais l’inquiétude n’était pas de mise dès lors que Zhou Enlai avait assuré l’ambassadeur de l’Inde le 27 septembre 1951 que la Chine entendait préserver les intérêts indiens au Tibet, ajoutant qu’il n’y avait pas de litige territorial entre l’Inde et la Chine667. En fait, la question frontalière fut indirectement abordée dans les discussions préliminaires à l’accord : le brouillon chinois précisait ‘“ The chinese government agrees to open the following passes ”’. Cette formulation, qui impliquait la souveraineté chinoises des cols, fut contestée par le gouvernement indien et remplacée dans le document final par une formulation moins explicite ‘“ Traders and pilgrims of both countries may travel by the following passes... ”’. Le recul chinois par rapport au brouillon fut dès lors interprétée par le gouvernement indien comme la reconnaissance implicite du caractère frontalier des points de passage et au-delà, si ce n’est la reconnaissance chinoise des tracés cartographiques indiens, au moins un accord de principe sur l’héritage britannique668 : ‘“ il [Nehru] a réussi en obtenant une reconnaissance tacite de la ligne McMahon”’ 669. Le Times of India affirma même que le silence adopté sur la question frontalière ‘“ est une reconnaissance de la validité de l’actuelle ligne frontière”’ 670.
Lors de la conférence de Bandoeng, Zhou Enlai confirma que : ‘“ nous sommes désireux de préserver la situation actuelle en reconnaissant que ces portions de nos frontières sont indéfinies [...] En aucun cas nous ne modifierons [la frontière existante] ”’ 671.
Le gouvernement indien ne parut pas inquiet même quand le premier incident éclata: ‘“ La frontière indo-tibétaine est parfaitement définie. La question relève du détail, soit de savoir si cette petite zone [...] est située au sud ou au nord du col-frontière. Les deux côtés ont admis que si la zone est au nord du col-frontière, elle serait au Tibet, et si elle est au sud, elle serait en Inde ”’ 672.
Un des aspects marquants du traité est la concentration géographique des points de passage “ autorisés ” par l’article IV, tous localisés dans ce qui sera plus tard dénommé le Secteur central. L’oubli des routes transhimalayennes à l’est du Népal comme la timide allusion à la route de Tashigong pourraient indiquer quels segments frontaliers le gouvernement de la RPC considérait alors comme acceptables, mais cette concentration définit plutôt à mon sens l’espace qu’il contrôlait effectivement en 1954673. Ils trahissent surtout les difficultés rencontrées par l’APL à s’implanter et à accéder à certaines parties du territoire, en fait à “ libérer pacifiquement ” le Tibet.
Sur le sens du pacte, on pourra consulter W.F. Eeckelen, India Foreign Policy and the Border Dispute with China, The Hague, Martinus Nijhoff, 1964. On se reportera aussi à F. Joyaux, La nouvelle question d'Extrême-Orient, l'ère de la Guerre Froide, Paris, Payot, 1985, notamment les chapitres XVI et XVII. Ce résumé de la Charte de San Francisco deviendra le cadre de référence de la diplomatie bilatérale de la Chine, qui n'entrera qu'en 1971 à l'ONU.
C'est à dire "l'éternelle amitié sino-indienne". La première moitié des années 1950 est l'occasion de multiples échanges culturels. et même, comme le rappelle Dorothy Woodman (op. cit., p. 6) d'un film, produit par le ministère indien de l'information, qui retrace le voyage de Hiuan Tsang en Inde au VII° siècle. Au plus fort de la tension, le slogan sera détourné en “ mort pour Zhou Enlai ” (Zhou Enlai hai-hai), Robert H. Donaldson, Soviet Policy Toward India, Cambridge, Harvard University Press, 1974, p. 159.
M. Fischer & alt., Himalayan battleground, op. cit., p. 83.
Du côté chinois, la modification semble avoir été perçue comme une concession diplomatique sans portée territoriale; le représentant chinois affirma que "this was the fifth concession on our part", Report of the Officials, p. 6.
“ he [Nehru] succeeded in getting a tactit approval of the McMahon Line ”, Amritsar Bazar, cité dans Dorothy Woodman, op. cit., p. 226.
“ is an acknoledgement of the validity of the existing boundary line ”, Ibid., p. 226. Rares furent les journaux à faire remarquer, comme le Pioneer, que :"Nothing has been secured to rule out further penetration of chinese communists into regions bordering on China", id., p. 226.
“ We are willing to maintain the present situation by acknowledging that those parts of our border are parts which are undetermined [...] In any case we shall not change [the existing border], Id., p. 227.
"The Indo-Tibetan border is well defined. The question is merely one of fact, namely wether this small area ... lies north or south of the border pass. It is admitted by both sides that if the area is north of the border pass it would be in Tibet, and if it is south it would be in India", FEER, 28/2/1963.
Le Tibet semble être alors un espace de parcours, plus que d'implantation, comme l'indiquent les routes construites à cette époque, qui sont plus des axes de transit que des pénétrantes : voir chapitre Sept.