b) Exil Tibétain Et Confrontation Sino-Indienne

Ce revirement de la position chinoise vis-à-vis du tracé des frontières tient, pour une part, à la stratégie chinoise de renégociation des traités passés685. Elle recouvre surtout un caractère interne et rend compte de la dynamique propre à l’interaction sino-tibétaine : le gouvernement chinois détient désormais la légitimité internationale de renégocier le tracé de ce qui peut être effectivement appelé la dyade sino-indienne en raison de la signature de l’accord sino-tibétain en 17 points, légitimité confortée par une présence armée réelle à proximité des frontières. Mais il est en même temps confronté aux vives tensions que la présence (et l’attitude) de l’APL a fait naître au Tibet, et qui s’expriment dès l’été 1956 sur le mode de la guérilla. Le printemps 1959 est le point culminant d’une résistance à l’occupation chinoise : la résistance tibétaine, qui était née dans le Kham, s’est diffusée dans tout le Tibet oriental et central ; elle est désormais structurée et dispose en outre du soutien de la majorité des 80 000 moines686. L’intensification des combats incite le gouvernement tibétain à prendre le chemin de l’exil et entre en Inde le 1er avril 1959687. L’asile politique lui fut officiellement accordé dans une annonce de Nehru à la Lok Sabha le 4 avril, action approuvée par l’ensemble de l’opinion publique et de la classe politique indienne, exception faite du Parti Communiste Indien, qui la condamna.

Le gouvernement chinois considéra l’octroi de l’asile politique au gouvernement du Tibet comme l’expression d’un expansionnisme indien688, et multiplia les incidents frontaliers : le 23 juin à Migyitun, Samgar Sanpo, Molo et Gyala, le 30 juillet au sud du Pangong tso, le 11 août à Khinzemane. L’opinion publique se montrant de plus en plus anti-chinoise (des manifestations populaires éclatèrent dans les grandes villes, brûlant des effigies de Mao), Nehru fut violemment interpellé le 25 août lors de la séance d’été du Parlement et dû reconnaître l’existence de la route de l’Aksai Chin, ainsi que les nombreux accrochages entre troupes indiennes et chinoises, confirmant en outre les menaces chinoises planant sur le Sikkim et le Bhoutan689.

Figure 33 : Les positions chinoises successives.

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[Note: Source : articles de presse]

Succédant à des échanges de notes quasi quotidiens, la lettre de Zhou Enlai, datée du 8 septembre 1959 confirmait les propos tenus dans sa lettre de janvier, ajoutant : ‘“ la soi-disant ligne McMahon ne fut jamais discutée à la conférence de Simla, mais fut définie par les représentants britanniques et les représentants des autorités locales tibétaines derrière le dos du représentant du Gouvernement central chinois au travers d’un échange de notes secrètes à Delhi le 24 mars 1914, soit avant la signature du traité de Simla”’ 690, remettant en outre en cause le traité tibéto-ladakhi de 1842 parce que ‘“ le Gouvernement central chinois d’alors n’envoya personne participer à la conclusion de ce traité, ni ne ratifia le traité par la suite”’ 691. En fait Zhou Enlai remettait en cause l’ensemble de la frontière sino-indienne, expliquant que l’Angleterre, ‘“ utilisant l’Inde comme base, conduisit une vaste expansion territoriale dans la région tibétaine de Chine, et même dans la région du Xinjiang”’ 692.

Notes
685.

Voir paragraphe suivant.

686.

Et ce, malgré les appels au calme du Dalaï Lama. Il est vrai que dès 1956 l’APL a entrepris de démanteler le pouvoir ecclésiastique dans l’est du pays, détruisant notamment les monastères de Litang et de Batang. Pour une vision tibétaine des événements, voir G. T. Andrugstang, Four Rivers, Six Ranges, Dharamsala, LTAA, 1973.

687.

Pour cet épisode de l’exil, voir John Avedon, In Exile From the Land of Snows, London, Michael Joseph, 1984.

688.

Le gouvernement maintint un temps l’accusation de kidnapping du Dalai Lama par l’Intelligence Bureau (IB) indien.

689.

Scéance du 28 août. Nehru reconnut lors de la scéance du 10 septembre que le secret sur les accrochages avait été maintenu parce qu’il pensait qu’il était plus facile de négocier avec les Chinois “ sans trop de publicité ”. Il conclut en assurant que les négociations seraient désormais rendues publiques.

690.

“ the so-called McMahon line was never discussed at the Simla onference, but was determined by the British representatives and the representatives of the Tibet local authorities behind the back of the representative of the Chinese Central Government through an exchange of secret notes at Delhi on March 24, 1914, that is, prior to the signing of the Simla Treaty ”, White paper II, p. 30.

691.

“ the then Chinese Central Government did not send anybody to participate in the conclusion of this treaty, nor did it ratify the treaty afterward ”, Ibid., p. 28. Pourtant, Meng Pao, alors amban à Lhasa, affirmait dans une lettre à l’empereur que “ Our own deputies hav also been secretely sent to the area to study and investigate the actual situation ”, M. Fisher, op. cit., p. 57.

692.

“ using India as its base, conducted extensive territorial expansion into China’s Tibet region, and even the Sinkiang region ”, D. Woodman, op. cit., p. 241.