Une autre hypothèse, à caractère technique, peut être avancée si on prend en compte l’ensemble du processus de négociation entre Indiens et Chinois et pas seulement le déroulement bien orchestré des deux offensives chinoises de 1962; si on conserve à l’esprit que, même au plus fort des tensions, Zhou Enlai réitéra sa proposition d’un échange global de territoires : les affrontements n’étaient qu’un des composants d’un mode - certes singulier - de négociation frontalière retenu par les Chinois714. La confrontation de cette expérience avec les autres négociations frontalières que la Chine a conduit avec ses voisins permet de mettre en évidence les similitudes quant aux scénarios observées et aux thèmes avancés.
Le point majeur, commun à toutes les négociations, est l’affirmation, lors des préliminaires, que la frontière commune est nouvelle : ‘“ la frontière entre les deux pays n’est pas formellement délimitée”’ 715, mais qu’il existe une ‘“ frontière coutumière traditionnelle ”’ 716. C’est pour la Chine une position de principe, qu’elle formula vis-à-vis de l’Inde, du Népal, du Pakistan et de la Birmanie et qui est implicitement liée à la rhétorique du rejet global des traités inégaux, hérités du “ siècle de honte ” (bainiande ciru), soit les textes signés par les gouvernements précédents, et qui singularise la Chine au sein des Etats dont les frontières sont “ issues de la colonisation ”717. François Joyaux ne lie pas une cette approche originale des relations diplomatiques à l’idéologie d’un gouvernement communiste, mais à une tradition plus ancienne de l’empire du milieu : ‘“ La conception ancienne du “ gouvernement par l’histoire ” a toujours porté la Chine à effacer dans cette histoire ce qui lui paraissait incompatible avec la politique du moment ”’ 718, mais aussi, faut-il ajouter, à mettre en valeur dans cette histoire les éléments favorables à ses revendications du moment.
Les contacts diplomatiques constituent une période de négociations globales qui se concluent par la signature d’un traité d’amitié et de bon voisinage, ou de relations cordiales : avec l’URSS et le Népal (1950), l’Inde (1954), l’Afghanistan et la Birmanie (1960). L’absence de traité signé avec le Pakistan, malgré le traité de frontière, tient sans doute à ce que la Chine n’a jamais formellement reconnu la souveraineté pakistanaise sur le Cachemire719.
Le processus de discussion passe systématiquement par une période de tension où des accrochages sur le terrain éclatent, culminant parfois avec la mort de soldats. Le gouvernement chinois propose alors qu’en mesure d’apaisement les forces armées se replient à 20 km de part et d’autre de la frontière. Mais dans les configurations de terrain prévalant le long des frontières sud-ouest de la Chine (exception faite du Pakistan), le repli en profondeur signifie aussi un repli en direction des basses altitudes : c’est à cette condition, formellement acceptée - mais pas appliquée - que les négociations bilatérales peuvent s’ouvrir720.
Lors de la phase de négociation proprement dite, chaque proposition concernant des échanges de territoire est le fait d’initiatives du gouvernement chinois. Dans un premier temps, il émet des revendications territoriales considérables, d’ailleurs formulées avant les accrochages sur le terrain, notamment par la publication de cartes illustrant l’énoncé du litige721. Les revendications excessives sont par la suite abandonnées et des concessions notables sont faites de la part de Beijing, par rapport à la demande initiale722. Toutefois, le tracé obtenu in fine tient quand même moins de la correction d’un tracé antérieur imprécis que de la recherche d’un avantage territorial spécifique, d’accès723 ou de position724.
Un dernier trait de la technique chinoise de négociation est le refus de tout arbitrage extérieur, qu’il vienne de pays tiers ou d’instances internationales : la négociation strictement bilatérale est aux yeux du gouvernement chinois le gage d’une pérennité des accords signés. A moins qu’il ne soit (ne fut) l’expression du refus d’une autorité à caractère supranational, qui constituerait implicitement une perte de souveraineté. Ainsi, lorsque le “ groupe de Colombo ” rendit ses propositions, Zhou Enlai déclara que ‘“ Le gouvernement chinois n’a jamais accepté que la frontière sino-indienne fasse l’objet d’un arbitrage, ni ne l’acceptera jamais”’ 725, considérant que cette question de frontière ne pouvait être résolue que ‘“ par des négociations directes entre les deux parties concernées [...] parce qu’elles mettent en jeu la souveraineté nationale ”’ 726.
La “ leçon ” aurait pu peut-être aller plus loin, dans le nord des plaines de l’Assam, distante d’une trentaine de kilomètres du Bomdi la, mais le risque d’un soutien américain à l’Inde a sans doute freiné l’offensive chinoise, comme la crainte de voir les troupes bloquées par les neiges sur le versant sud de l’Himalaya oriental.
“ the boundary between the two countries is not yet formally delimited ”. La lecture des différentes déclarations chinoises lors des discussions sino-indiennes fait ressortir l’emploi indifférent des termes “ démarcation ” et “ délimitation ”, d’où une ambiguïté totale sur la position chinoises réelle quant à un traité donné.
“ customary traditional boundary ”.
Bizarement, le gouvernement chinois n’a jamais évoqué la clause de la charte de l’ONU relative aux traités imposés par la force!
P. de Beauregard et alt., La politique asiatique de la Chine, Paris, FEDN, 1986, p. 20.
La Chine n’a pas soutenu la motion déposée à l’ONU par le Pakistan sur la violation des droits de l’homme au J&K en mars 1994 (suivie par l’Iran), l’obligeant à retirer sa motion.
La proposition est valable au moins pour l’Inde et le Népal. Mais le retrait de 20 km tient plus à la propagande qu’à la réalité : en Inde, les troupes chinoises se sont retirées, mais uniquement du versant indien de l’Himalaya oriental; au Népal, il n’y eut a priori aucun mouvement (côté népalais, il aurait signifié que le gouvernement laisse sans contrôle ni défense près d’un sixième de son territoire.
Ces revendications ne sont pas systématiquement dévoilées : celles que la Chine formula face au Népal ne furent pas connues. Outre les 128 000 km2 revendiqués par la Chine face à l’Inde, on peut citer la bande d’une profondeur moyenne de 50 km le long des 4600 km de la frontière sino-mongole, les 500 km2 face à la Birmanie ou les 330 000 km2 face à la Russie.
Il semble toutefois que la Chine sorte toujours bénéficiaire des discussions : gain de 114 km2 sur la Birmanie, 26 km2 sur le Népal, peut être 34 000 km2 si on en croit les Indiens sur le Pakistan et 3000 km2 sur l’Inde pour le seul Aksai Chin (différence entre la première revendication de 1956 et la ligne de contrôle effectif).
Au terme de l’accord frontalier sino-russe de 1991, la Chine obtient, en échange d’un abandon de sa revendication sur les îles de l’Oussouri, un accès à la mer du Japon via le fleuve Tumen.
Ainsi les “ saillants ” face à l’Inde, mais aussi face au Népal (Arun) et sans doute face à la Birmanie.
“ The Chinese Government has never agreed to refer the Sino-Indian boundary dispute to arbitration, not will it never do so ”, White Paper IX, Zhou Enlai to Nehru, 26/4/1963, D. Woodman, op. cit., p. 300.
“ through direct negociations between the two parties concerned [...] as they involved national sovereignty ”, W. F. van Eekelen, Indian foreign policy and the border dispute with China, Utrecht, Gravenhage, 1964, p. 124.