A vingt ans d’intervalle, la perception soviétique du Tibet devient plus critique vis-à-vis du “ petit frère ” chinois : le territoire, décrit en 1956 comme ‘“ Une aire nationale au sein de la République Populaire de Chine ”’ devient en 1976 ‘“Une région d’Asie centrale [...] partagée entre la Région Autonome du Tibet et les provinces voisines de la République Populaire de Chine, où plusieurs préfectures autonomes et cantons ont été établis”’ 727. Ce changement de style entre deux éditions sanctionne le passage d’un soutien inconditionnel à la Chine à une position ouvertement hostile, qui déboucha sur l’activation de différends frontaliers (dont le conflit limité de 1969 sur l’Oussouri), mais aussi sur des choix d’alliances diplomatiques qui purent apparaître “ contre nature ” mais contribuèrent par contre à stabiliser les tensions entre les principaux protagonistes du théâtre himalayen.
Ainsi l’ensemble du processus de négociations frontalières et d’essai de réduction des tensions entre Inde et Chine - en fait de normalisation des relations de voisinage - fut inscrit dans le contexte de guerre froide qui prévalu dans la région, depuis le rapprochement sino-soviétique formalisé en 1971 jusqu’au retrait de l’armée soviétique de l’Afghanistan en 1988. Alors que dans les premières années d’indépendance l’Inde paru poursuivre un non-alignement “ strict ”, le conflit frontalier avec la Chine fut l’occasion d’amorcer un rapprochement avec l’URSS, qui avait adopté une neutralité surprenante en 1959 : ‘“ L’Union Soviétique entretient des relations amicales autant avec la République Populaire de Chine qu’avec la République Indienne”’ 728. L’URSS, en resserrant ses liens avec l’Inde, allait modifier pour près de 20 ans l’équilibre des forces autour des Himalayas, contribuant à inscrire les tensions internes au sous-continent - celles entre Inde et Chine comme entre Inde et Pakistan - dans le théâtre de la guerre froide, de l’affrontement Est-Ouest.
La position de principe de l’Inde, choisi par Nehru à l’indépendance - le non-alignement -, ne pouvait guère être tenue, dès lors que son adversaire principal, le Pakistan, était entré dès 1954 dans les réseaux d’alliance militaire occidentaux, en concluant la même année un traité avec les USA et en ratifiant le traité de Manille (à l’origine de l’OTASE), puis en signant le pacte de Bagdad en 1955 (CENTO). Perçue par Nehru comme une manoeuvre américaine pour intégrer le sous-continent dans le conflit Est-Ouest, cette double insertion du Pakistan dans la sphère de “ containement ” occidental le poussa à resserrer les liens entre l’Inde et l’URSS.
Même si le montant des transferts soviétiques vers l’Inde demeurèrent longtemps faibles par rapport à ceux du Royaume-Uni et des USA (10% de l’aide étrangère pour le 3° plan quinquennal), ils furent particulièrement appréciés parce qu’ils répondaient, aux yeux du gouvernement indien, au besoin de développement de son indépendance économique729. La partie la plus appréciée de l’aide soviétique fut sans doute celle concernant la défense : alors que les Occidentaux conditionnèrent la livraison d’armes à la modification de la politique économique et à des concessions sur la question du Cachemire, l’URSS livra non seulement du matériel sophistiqué (tel les Mig 21), mais procéda en outre à des transferts de technologie (installation d’usines “ clés en main ” pour les Mig)730.
Le rapprochement indo-soviétique est formalisé par la signature en 1971 du traité d’amitié et de coopération, valable pour une période de 20 ans, qui structurait les échanges déjà existants. Cette alliance économique contenait aussi un volet militaire pour faire pièce à l’axe Islamabad-Washington qui tendait à se transformer en triangle pakistano-américano-chinois731.
“ A national area within the Chinese People’s Republic ” ; “ A region of central Asia [...] divided into the Tibetan Autonomous Region and neighbouring provinces of the Chinese People’s Republic, where several autonomous prefectures and counties have been set up ”, Great Soviet Encyclopedia, éditions 1956 et 1976.
“ The Soviet Union enjoy friendly relations with both the Chinese People’s Republic and the Republic of India ”, Dépêche TASS du 9/9/1959, Robert H. Donaldson, op. cit., p. 156. La même année, l’URSS consentit un prêt de 375 millions US$ à l’Inde; en 1960 des négociations pour la vente de 30 millions US$ de matériel de guerre furent entreprises.
Les conditions étaient de plus très avantageuses : prêts à long terme et intérêt faible, remboursables en nature. En outre les Indiens achetaient en Roupies et vendaient en devises!
Les achats d’armes auraient représenté en moyenne 15% des échanges commerciaux, Jyotsna Saskena, Les relations extérieures de l’Inde, Paris, FEDN, 1991, p. 32.
Ibid, p. 19. Le gouvernement pakistanais a joué le rôle d’intermédiaire dans le rapprochement sino-américain.