3) La Normalisation : Un Retour En Arrière?

a) Constance Du Discours Et Des Revendications Des Protagonistes

Paradoxalement, les avancées réalisées depuis une dizaine d’années par les deux gouvernements dans les négociations frontalières n’apparaissent pas a priori comme un progrès, mais plus comme un retour en arrière, puisqu’y furent reformulés les arguments présentés dans les années 1950.

Un des phénomènes les plus étonnants est la préservation d’une rhétorique qu’on pouvait croire dépassée, la réactivation du panchashila comme dogme régissant les relations entre les deux Etats, qui fit même l’objet d’un colloque entre universitaires indiens et chinois en juin 1994 à Delhi748. Ce concept serait à même de devenir “ a new paradigm ” des relations bi-étatiques, remplaçant celui désormais obsolète du modèle de compétition stratégique de la guerre froide749.

Si les Chinois ont réactivé le Panchashila - soit le cadre de discussions bilatérales de référence du gouvernement de Beijing en matière de gestion de voisinage -, c’est que le gouvernement indien a réaffirmé, par la voix de Rajiv Gandhi, la reconnaissance indienne de l’intégration du Tibet dans la RPC750. Acceptée en 1950 par Nehru pour des raisons idéologiques, elle l’est aujourd’hui pour des raisons pratiques, puisqu’elle constitue la condition sine qua non de la normalisation aux frontières. Même si les stratèges n’ont pas perdu de vue l’importance que le territoire revêt pour la sécurité de l’Inde, ils considèrent que ‘“ dans l’ordre international émergent, il devenait possible de lui ’ ‘[le Tibet]’ ‘ accorder une véritable autonomie, telle qu’esquissée en 1950”’ 751. Sans doute pensent-ils aussi qu’une Chine forte et réconciliée est plus à même de garantir la stabilité de leur frontière nord plutôt que le Tibet, soit un Etat neuf, marqué par la domination du fait religieux et empêtré de plus dans des problèmes de développement752: à la 48° session (4/3/1992) de la réunion de la sous-commission des droits de l'homme de l'ONU, l'Inde s’est jointe au Pakistan et à plusieurs Etats du tiers monde pour faire échec à un projet de résolution concernant la situation entre Chine et Tibet, soutenu par les Etats occidentaux.

Une autre constante est sans doute le maintien des revendications territoriales respectives, telles qu’elles sont décrites dans le Rapport de 1960, et qu’un article de Beijing Information rappelait en 1986 : 90 000 km2 de ‘“ zone disputée ”’, en des termes notablement modérés; ajoutant que ‘“ c’est dans le secteur occidental que le problème est le plus aigu ”’ 753. L’accent mis sur la ligne McMahon est l’écho de l’enjeu que constitue par les Chinois le “ package deal ” : ‘“ il sera impossible de le résoudre ’ ‘[le problème frontalier]’ ‘ si un seul des pays doit faire des concessions ”’ , d’autant que la constitution en Etat de l’Arunachal Pradesh ôte beaucoup de valeur à ce troc en donnant au territoire une assise démocratique et représentative754.

Notes
748.

Actes dans Jasjit Singh (éd.), India-China and Panchsheel, New Delhi, Snachar Publishing House, 1996, 226p.

749.

Jasjit Singh, “ Panchsheel : Foundation of Cooperative Security ”, ibid, p. 183.

750.

Ce qui provoqua de vives réactions de l’opposition, dont celle du député Georges Fernandez, qui organisa d’ailleurs un colloque international sur le Tibet en juillet 1989 à Delhi. Mais lors du colloque de 1994 sur le Panchsheel, les représentants chinois condamnèrent le fait que ce colloque se soit déroulé sur le sol indien.

751.

“ in the emerging international order, it will possible to allow it genuine autonomy as visualised in 1950 ”, D. Banerjee, “ India-China Relations and Chinese Military Capacity ”, D.K. Arya & R.C. Sharma, op. cit., p. 84.

752.

Les gouvernements indiens successifs n’ont jamais joué la “ Dalai Lama card ”, sinon selon un mode mineur, en intégrant les résistants tibétains dans les forces paramilitaires comme la Indo-Tibetan Border Force.

753.

Beijing Information, 1/9/1986. Contrairement à d’autres articles, plus anciens, le ton est mesuré : l’expansionnisme indien y est présenté comme une erreur de logique, sans autre condamnation.

754.

Alors qu’il serait difficile au gouvernement chinois de réaliser la même opération en Aksai Chin, en raison du peuplement quasi inexistant.