2) Les Hans Et Leurs Périphéries Internes 

a) “ Ce Qui Est Sous Le Ciel ” : De L’importance Stratégique Du Territoire

Vaste territoire, grandes richesses naturelles, nombreuse population : fondements de l’identité de “ ce qui est sous le ciel ” (tianxia), ces trois éléments constituent les bases de la puissance chinoise telle qu’elle est comprise par les Han, composant la vision d’un “ monde sans fin ”. La Chine est grande, moins par sa taille (9,6 millions de km2, soit un peu plus que les USA, un peu moins que le Canada) que par l’idée que s’en font les Chinois, traduction spatiale d’une certaine “ grandeur ” historique et démographique. Si le territoire des 18 provinces est déjà significatif - quelque 3,9 millions de km2 -, les territoires de l’ouest et du nord constituent une périphérie encore plus vaste (quelque 5,8 millions de km2) d’une profondeur variant entre 300 km (Gansu, Mandchourie) et 3000 km (Xinjiang, Tibet). L’immensité du pays est perçue comme une des composantes de la dissuasion chinoise, au même titre que le poids démographique : ‘“ Nous ne nions pas la grande capacité destructrice et meurtrière des armes nucléaires, mais celles-ci ne peuvent pas déterminer l’issue de la guerre [...] Aucune arme moderne ne peut détruire notre pays ”’ 774 ; en fait ‘“ On n’a donc pas lieu de craindre qu’il n’y ait pas assez d’espace pour manoeuvrer ”’ 775. La population elle-même, par sa masse doit permettre l’application de la “ guerre populaire ”, qui repose sur trois composantes :

  • la retraite stratégique “ attirer l’ennemi en profondeur ” ; la perte temporaire de territoire est acceptable : “ nous devrions avoir le courage de battre en retraite, afin de préserver nos forces et attaquer l’ennemi quand de nouvelles opportunités apparaissent” ;

  • la mobilité des forces “ les troupes chinoises doivent conduire leurs combats avec un haut degré de mobilité sur des champs de batailles étendus” ;

  • la collaboration avec les forces locales et la milice populaire qui “ protègent les bases, soutiennent les forces principales, attaquent et anéantissent les ennemis locaux ”776.

Cette doctrine conçue avant tout comme défensive par Mao Zedong, et qui concernait implicitement la dyade sino-soviétique, fut après sa mort remise en cause : ‘“ les futures guerres menées contre une agression seront des guerres populaires dans des conditions modernes”’ 777, d’autant plus qu’elle ne correspondait plus avec les actions militaires entreprises jusqu’alors par l’APL : de la guerre de Corée à celle contre le Vietnam, toutes se sont déroulées hors du sol chinois, selon le principe de la “ contre-offensive défensive ”778. En fait, la guerre populaire doit être adaptée aux nouvelles conditions de la guerre moderne :

  • si elle est attaquée, la Chine n’abandonnera pas automatiquement du territoire, mais tentera de bloquer l’avance ennemie par une guerre de position avant de reprendre l’offensive ;

  • l’infanterie n’est plus suffisante et les opérations devront être combinées :

  • l’armée ne peut plus être à la fois une force de combat et une force civique ;

  • le développement de l’armée doit être subordonné aux besoins du combat et non à des considérations politiques et idéologiques779.

Cette guerre moderne s’inscrit dans un contexte perçu comme localement instable : ‘“ Il est vrai de remarquer qu’il y a une détente dans la situation internationale et qu’un guerre mondiale paraît improbable [...] les danger de guerre existent toujours. Différentes formes de guerres civiles, de conflits frontaliers et de conflits armés peuvent éclater”’ 780. Troisième hypothèse de conflit envisageable dans le nouveau contexte international, celle d’un “ conflit frontalier ou d’une guerre limitée ” contre la Chine est considérée comme le plus probable et c’est celle que privilégient les stratèges chinois781. Cette hypothèse rend nécessaire d’intégrer la notion de “ renforcer le dispositif frontalier ”, de concevoir une “ doctrine de défense de la périphérie ”, comblant le fossé entre la doctrine de la Guerre Populaire et les opérations militaires limitées menées en périphérie de la Chine, vulgarisée sous le vocable de “ shallow battlefields ” ; soit de :

  • accroître l’efficacité du combat dans les régions frontalières en renforçant les forces armées stationnées et en développant les capacités de défense offensive ;

  • en cas de conflit, porter l’action sur la frontière afin de bloquer toute initiative ennemie ; soit poursuivre la politique de “ contre-offensive défensive ” suivie auparavant ;

  • défendre à tout prix la souveraineté territoriale et l’intégrité du pays782.

Le poids démographique, qui constituait une des composantes de la force de dissuasion chinoise n’apparaît plus, au regard des nouvelles orientations de l’art militaire, que d’un intérêt secondaire, d’autant plus que les théâtres d’opération envisagés sont peu peuplés, d’une population qui ne participerait pas forcément activement à des actions de guérilla. Par contre, la Chine des “ 18 provinces ”, celle de peuplement majoritairement Han, connaît un véritable problème démographique, en raison des fortes densités tant rurales qu’urbaines783.

Dans ce double contexte de redéfinition des impératifs sécuritaires et de recherche de nouveaux horizons économiques et de peuplement à la population chinoise, les périphéries font l’objet d’un renouveau d’intérêt qui passe par des formes renouvelées de gestion des périphéries et des minorités qui les habitent.

Notes
774.

Cité dans Philippe de Beauregard et alt., La Chine face au monde, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 173. Affirmation rhétorique, si l’on en croit la carte 22 de l’atlas du monde armé, qui indique la grande vulnérabilité de l’est du pays : 60% de la population chinoise peut être atteinte par les missiles de croisière de la flotte soviétique du pacifique; Michael Kidron & Dan Smith, Atlas du monde armé, Paris, Calman Lévy, 1983.

775.

Ecrits militaires de Mao Tse-Toung, Pékin, Edition en langues étrangères, 1969, p. 103.

776.

Fu zhong, cité dans Georges Tan Eng Bok, La modernisation de la défense chinoise et ses principales limites 1977-1983, Paris, Cahier de la FEDN n°30, p. 15.

777.

“ future wars against aggression will be People’s War under modern conditions ”, Su Yu, “ Great Victory for Chairman Mao’s Guideline on War ”, Beijing Review n°34, 19/8/1977, pp. 6-15.

778.

Ce que les stratèges indiens traduisent par “ pre-emptive counter-offensive ”. Selon le discours officiel chinois, sur les 15 opérations menées par l’APL entre 1947 et 1980, seules celles concernant la Coré et le Vietnam eurent lieu sur des sols étrangers; les autres étaient des opérations destinées à récupérer des portions “ illégalement occupées ” du territoire chinois; selon FEER, 13/4/1995.

779.

Selon Red Flag n°16, août 1981.

780.

“ It is true that there is relaxation in the international situation and that world war will remain preventable [...] the danger of war still exists. Various scales of local wars, border clashes and armed conflict keep occuring ”, Liberation Army Daily, FBIS-CHI-88-023, 4/2/1988, pp. 10-11.

781.

Amorcée en 1977, la réflexion stratégique chinoise est basée à partir de 1985 sur les “ Strategic Changes to the Guiding Thoughts on National Defense Construction and Army Builiding ”; voir Shulong Chu “ The PRC Girds for Limited, High-Tech War ”, Strategic Digest, vol XXIV n°6, june 1994, pp823-832. Les deux autres types de conflit envisagés sont : un conflit mondial, une guerre d’agression à grande échelle contre la Chine.

782.

Cité dans Banerjee “ India-China Relations and Chinese Military Capability ”, India’s Borders, op. cit., p. 90.

783.

 Elle doit de plus compter sur une surface agricole limitée : 1,5 ha/hab, soit 1/3 de la moyenne mondiale ; qui se réduit de 7 millions d’hectare par an et ne représentera en 2000 plus qu’une moyenne de 0,77 ha/hab.