‘“ La Chine a un immense territoire, d’abondantes ressources et une nombreuse population. De ces trois richesses les Han en possèdent une - ils sont nombreux - et les minorités en possèdent deux - de vastes territoires et de riches ressources - ”’ 791 .
Aux minorités ethniques il manque certes le poids démographique : sur les 55 minorités nationales que recense le Bureau d’Etat des statistiques, seules 18 dépassent un million de personnes ; 23 n’atteignent pas 100 000 personnes, et 8 comptent moins de 8000 membres792. Il leur manque surtout une richesse que se réservent les Han : le pouvoir politique. Le Préambule de la Constitution de 1982 précise que “ La République populaire de Chine est un Etat multinational ”, mais le corps du texte fait plus souvent référence aux minorités nationales qu’aux nationalités. En fait, les dirigeants chinois semblent avoir donné au terme de minorités nationales (shaoshu minzu) le sens de minorités de la nation plutôt que celui de nations minoritaires793.
La Constitution reconnaît leur existence, leur accorde ‘“ la liberté d’utiliser et de développer leur langue et écriture ”’ ainsi que la possibilité de ‘“ conserver ou de réformer leurs usages et coutumes ” ’(art. 4). La Constitution leur concède comme pouvoir politique une autonomie régionale ‘“ là où les minorités nationales vivent en groupes compacts ”’ (art. 4). Mais nulle précision n’est donnée quant aux critères rendant des populations éligibles à ce statut d’autonomie.
Pendant les premières années de la révolution, Mao Zedong avait promis sinon l’indépendance, tout au moins une organisation de type fédéral aux minorités, à l’image du dispositif stalinien : ‘“ tous les mongols, tibétains, miao, yao, coréens et les autres qui habitent le territoire de la Chine bénéficieront du plein droit à l’autodétermination”’ 794. A partir de 1935 (déclaration du Parti Communiste Chinois [PCC] du 20/12), le projet disparaît au profit d’un statut d’autonomie régionale, qui sera repris dans le Programme Commun de 1949 (article 50) puis dans la Constitution de 1954 (article 3, inspiré du Programme Général pour l’Autonomie Régionale de 1952). En fait, seule la notion d’autonomie (zizhi) a été interprétée de façon identique par les Chinois et les Soviétiques.
Les soumissions de forme ou vassalités du passé sont transformées en assujettissement total à partir de 1949, sous le contrôle direct du PCC par l’intermédiaire de l’Armée Populaire de Libération795. Entre 1949 et 1979 ces deux instances menèrent une lutte “ démesurée ” contre le nationalisme local796, renforcée encore à partir de 1966, à la suite des conflits sino-soviétique, sino-indien et du lancement de la révolution culturelle : l’autonomie administrative définie par la Constitution de 1954 fut ignorée et les fonctionnaires non Han systématiquement remplacés par des cadres de l’APL.
Depuis 1980 les autorités chinoises ont affirmé leur volonté de réhabiliter le système d’autonomie accordé aux non Han ainsi que d’accélérer la formation de cadres autochtones797 et plusieurs mesures d’assouplissement furent inscrites dans la nouvelle Constitution de 1982. Il fut d’ailleurs nécessaire de voter une loi fondamentale (la première) le 31 mars 1984, sur l’autonomie des régions de nationalité. Désormais, les responsables de l’Assemblée Populaire et du gouvernement d’une zone autonome doivent appartenir à l’ethnie majoritaire ou aux principales ethnies de la circonscription (art. 113 et 114) qui peuvent utiliser la ou les langues locales (art. 121) ; les parlements peuvent établir des dispositions législatives autonomes ou spécifiques (art. 116) et l’Etat s’engage à respecter l’autonomie financière de ces zones, à leur fournir une aide au développement et à favoriser la nomination de cadres indigènes (art. 117, 118 et 122). Les compétences des gouvernements autonomes s’étendent à l’éducation, aux sciences, à la culture, à la santé publique et aux sports (art. 119), ainsi que depuis 1984 aux tribunaux et aux parquets. Enfin, les régions peuvent suspendre ou adapter l’application des décisions administratives issues des échelons supérieurs (après accord de ces derniers) ainsi que de mettre sur pied des forces de sécurité publique “ afin de maintenir l’ordre social ” (art. 120).
Les minorités ethniques demeurent peu nombreuses à rejoindre le PC et ne constituaient en 1990 que 2% des membres du gouvernement central798 ; aucune n’appartient au Bureau Politique depuis 1982 et elles sont de plus sous-représentées au sein des cadres : 6,2% en 1990, soit 2,2 millions. Au sein de l’appareil d’Etat, la Commission d’Etat chargée des minorités est la seule institution à avoir été constamment présidée par un membre d’une minorité : un Mongol, puis un Hui et depuis 1986 un Ouïghour (Ismail Amat).
En outre les membres des minorités n’accèdent que rarement à des fonctions autres que subalternes ou honorifiques et celui qui parvient à occuper une fonction administrative est secondé par un premier secrétaire qui détient les pouvoirs réels ; le contrôle politique des minorités s’exerce d’abord par le maintien dans les régions d’autonomie d’un appareil du PC puissant et centralisateur799.
La direction du PCC maintient un étroit contrôle sur les différentes autonomies et les libertés accordées ou confirmées comme celle d’utiliser la ou les langues locales, ou de d’autoriser de nouveau la liberté de religion, sont limitées dans leur application et dépendent de la bonne volonté des échelons supérieurs, notamment par certaines clauses de la Constitution ou de la Loi. Les textes ont une valeur avant tout théorique puisqu’en dernière instance, la ligne politique du PCC décidera de leur application ou non, et selon quelle interprétation800.
Les différentes mesures pour accroître ou restaurer l’autonomie des minorités reconnues demeurent sévères quant à la religion, même si depuis la mort de Mao le pouvoir communiste n’a plus pour objectif de lutter contre les croyances religieuses : les organisations religieuses n’ont pas le droit d’être dirigées par une autorité étrangère. La mesure vise les musulmans et les catholiques, mais aussi les bouddhistes, comme le rappelle la controverse entre le gouvernement de la RPC et le gouvernement tibétain en exil sur le choix de la réincarnation du panchen lama801. Toutefois, la relative renaissance des religions comme identifiants ethniques et sociaux a induit le gouvernement chinois à remettre en question cette timide libéralisation religieuse qui s’était amorcée, notamment au Tibet, au début des années 1980802.
Citation de Mao Zedong inscrite au fronton de l'Institut Central des minorités nationales, qu’il inaugura à Beijing en 1951.
Il faut comprendre le terme de minorité nationale au sens de groupement ethnique sur une base linguistique : 108 ethnies ont été différenciées lors du recensement de 1990.
Jean-Pierre Cabestan, Le système politique de la Chine populaire, Paris, PUF, 1994, p. 446.
“ all Mongolians, Tibetans, Miao, Yao, Koreans and others living in the territory of China shall enjoy the full right of self-determination ”, Mao Zedong, dans C. Brandt et B. Schwartz, A documentary History of the Chinese Communism, Cambridge, Harvard University Press, 1952, pp. 223-224.
En fait, la lente progression Han vers le sud a connu un arrêt au cours du premier millénaire : le Yunnan, colonisé sous les Han, apparaît sous les Tang comme l'Etat indépendant du Nan Chao, souvent allié aux Tibétains. Il fut intégré à la Chine au cours de la conquête gengiskhanide. De même le Ling Nan est transformé en province sous les Song : le Kweichow qui, morcelé, donna naissance aux provinces de Guangdong et Guangxi. L'intégration de ces régions restera formelle jusqu'en 1949, autorisant le développement de mouvements autonomistes très forts : révolte musulmane dans le Yunnan de 1855 à 1873; la révolte des Taipin (d'inspiration messianique chrétienne) pris naissance dans le Guangxi, G. Moseley, The consolidation of the South China Frontier, 1973, pp. 25-28.
Jean-Pierre Cabestan, L'administration chinoise après Mao, Paris, Editions du CNRS, 1992, p. 266.
L’ensemble des mesures visant à assouplir la situation économique et sociale au Tibet furent prises à la suite du voyage qu’effectua Hu Yaobang dans la province en juin 1980. Le gouvernement déclara entre autres que 85% des cadres Han seraient retirés dans un délai de 3 ans, Jiang Shu, “ New Changes on the Plateau ”, Beijing Review, 25 mai 1981.
Pour, rappelons le, 8% de la population, Jean-Pierre Cabestan, L'administration chinoise après Mao, op. cit., p. 177.
Avant la Révolution culturelle, le Conseil Populaire de la Région Autonome du Tibet était présidé par un tibétain et composé d’une majorité de tibétains, mais le Comité de Travail du PC pour la R.A. ne comprenait aucun tibétain, China News Analysis n°547 du 15/1/1965. Le président du gouvernement populaire du Tibet, Gaincain Norbu, affirmait en 1995 que “ 60% of the top leading position at and above the county level are held by Tibetans ”, Xinhua, 15/3/1995.
Ainsi, la Constitution garantit aux minorités le droit de préserver, mais aussi de modifier leurs coutumes : la formule prête à de nombreuses interprétations.
Voir “ eleventh coming ”, FEER, 1/6/1995. Notons que si le bureau chargé des Affaires religieuses fut longtemps dirigé par des cadres issus de promotions à l’intérieur de cette administration, il est depuis 1989 dirigé par un ancien responsable du Tibet (Zhang Shengzuo)!
Voir notamment “ A few policy demarcation lines that need to be strictly grasped to correctly deal with the religious issue ”, Quotidien du Tibet, 15/2/1995.