ii- Intégrer Le Tibet

1) L’invention Du Tibet

Le Tibet dispose d’une dimension territoriale unique : la Région Autonome du Tibet (TAR) englobe la quasi totalité du versant (la Région Autonome du Xinjiang comptant pour moins de 20% des hautes terres). Cette unité administrative ne paraît pas avoir constitué un atout pour la mise en valeur du territoire puisque le Tibet, quoique placé depuis 46 ans sous une administration militaire et policière chinoise qui a de plus bénéficié de la relative indifférence qu’apporta la confrontation Est-Ouest, demeure une périphérie instable. Par contre, ce contexte international particulier a permis aux autorités de Beijing d’implanter dans la Région Autonome un dispositif militaire dense qui fut et qui demeure perçu comme une menace par le gouvernement indien.

Le Tibet fait partie de la République Populaire de Chine depuis la signature à Lhasa le 23 mai 1951 de l’Accord entre le Gouvernement Populaire Central et le Gouvernement Local du Tibet 813. Son statut, autant que ses limites actuelles datent de la création en 1965 de la Région Autonome du Tibet, dernière unité administrative de niveau 1 à être en place au cours de la période de réorganisation territoriale de la Chine Populaire qui s’est déroulée entre 1955 et 1965 814 .

Ce retard est symptomatique des difficultés rencontrées par le gouvernement chinois pour prendre le contrôle du territoire tibétain. A sa naissance le premier octobre 1949, la RPC affirma contrôler un territoire subdivisé en 34 provinces, une région autonome - celle de Mongolie intérieure - et un territoire - le Tibet -815. Mais ce dernier, ainsi que plusieurs régions adjacentes demeuraient encore sous le contrôle administratif du +..gouvernement tibétain : le Sikang jusqu’à la rive occidentale du Dri chu (Lancang Jiang), ainsi que la portion sud-occidentale du Qinghai, le nord-ouest du Yunnan et l’extrême sud du Xinjiang816.

La province du Sikang fut supprimée en 1955 et son territoire intégré pour moitié dans la province du Sichuan ; la portion occidentale demeura sous un régime particulier, constituée en une Zone Spéciale de Ch’ang-tu (Chamdo), sur laquelle l’armée chinoise disposait d’un pouvoir quasi exclusif. Dix ans plus tard, le statut spécial est supprimé et le territoire est inclus dans la nouvelle Région Autonome du Tibet. Enfin, une rectification de frontière administrative avec le Qinghai clôt les modifications territoriales de la région : à celui-ci est attribué le territoire de la ville-étape de Nangqên (Nangchen Gar), entre Ü et Amdo.

Comparée au “ Cholkhasum ” des premières années de ce siècle, la Région Autonome du Tibet ne constitue plus qu’un territoire historique minimal composé des provinces du Ü, du Tsang et du Chang Tang. Les autres régions tibétaines sont rattachées à d’autres provinces ou régions autonomes, faisant de l’espace tibétain un territoire éclaté entre 2 régions autonomes (dont une regroupe 7 préfectures autonomes) et 6 préfectures autonomes dans les provinces du Yunnan, du Sichuan et du Gansu.

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Figure 38 : Map of Tibet.
[Note: Source : Andrugstan, Four Rivers, Six Ranges, 1973. Le terme de Chokalsum désigne les "trois provinces" relevant de l'autorité de Lhasa au début du siècle : U-Tsang, Amdo et Kham. ]

Le morcellement du territoire entre plusieurs entités administratives a provoqué l’éclatement du peuplement tibétain qui présentait une relative continuité géographique : la TAR regroupe moins de la moitié (46%) des tibétains ; le Sichuan en abrite 24% , le Qinghai 20%, le Gansu 8% et le Yunnan 2% d’un total (en 1990) de 4,59 millions de personnes817. Par contre, à l’exception de la TAR, les Tibétains des autonomies ne comptent que pour un faible pourcentage de la population des provinces auxquelles ils sont rattachés : moins de 2%, sauf au Qinghai (19,5%). Ils sont en outre en passe de devenir minoritaires dans leurs propres circonscriptions autonomes : entre les recensements de 1953 et 1982, le nombre de Hans est passé de 426 000 à 1 449 000 ; sauf au Qinghai où il a été multiplié par 12818.

Ces données statistiques masquent une réalité “ de terrain ” autre qui tient d’abord à la volonté officielle de minimiser la présence chinoise dans ces régions, mais aussi à une pratique statistique spécifique, puisque les chiffres ne tiennent compte que des personnes administrativement enregistrées sur place et n’incluent pas les Hui (han de religion musulmane), les personnes installées depuis moins d’un an et les troupes de l’APL819 :

  • l’espace tibétain abriterait une population chinoise (y compris les hui) entre 5 et 5,5 millions, tandis que les statistiques chinoises annoncent le chiffre de 4,2 millions ;

  • sans le Qinghai, où existe un peuplement chinois ancien, la population chinoise (hui inclus) s’établirait entre 2,5 et 3 millions de personnes, alors que les statistiques chinoises annoncent une population han s’élevant à 1,5 million (hui non compris) ;

  • au Tibet (TAR) les statistiques chinoises fournissent le chiffre de 81 217 Chinois, mais il y aurait en fait une population chinoise (y compris les Hui) variant entre 250 000 et 300 000 personnes, pour 2 112 000 tibétains (sources chinoises).

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Figure 39 : Présence chinoise au Tibet.
[Note: Source : Anders Hojmark Andersen, Sarah Cooke, Michael Wills, The New Majority, London, Tibet Support Group, 1995. La carte est une image localisant les principales implantations Han, sans information sur les pourcentages retenus.]

Ces réorganisations territoriales révèlent la volonté de morceler le Tibet : 6 des 7 unités autonomes du Qinghai sont (statistiquement parlant) à majorité tibétaine. Mais elles procèdent aussi dans les marches sino-tibétaines (ne l’oublions pas) d’une prise en compte administrative d’une tendance au renversement de la composition ethnique des territoires820. Elles privent toutefois la TAR de ressources économiques majeures, dont les meilleures terres agricoles ou d’élevage, celles de l’Amdo, mais surtout de tous les accès de basse altitude et de toutes les passes depuis le nord et l’est, aux bénéfice des provinces voisines :

  • le sud des districts de Minfeng, Qiemo, Ruoqiang (Xinjiang), qu’emprunte la liaison alternative Xinjiang-Tibet occidental (qui est demeurée à l’état de piste) ;

  • la totalité de la Province de Qaidam ; l’amputation de l’Amdo signifie aussi la perte du débouché qu’il offrait sur la route de Lanzhou au sud-Xinjiang (kashgar) par le Tsaïdam, celle qu’empruntèrent les Mongols lors de leur conquête de la Chine ;

  • la préfecture autonome tibétaine de Ganan (Gansu) ;

  • les préfectures autonomes tibétaines de Ngapa et de Garze (Sichuan) ; perdant aussi le contrôle d’une douzaine de passes difficiles que les Britanniques souhaitaient voir demeurer tibétaines au début du siècle ‘“ wheras if they are ceded to China, Chinese will be dangerously close to Lhasa, with only three of passes of any difficulty intervening ”’ ;

  • la préfecture autonome tibétaine de Dêqên, donnant accès au Yunnan.

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Figure 40 : Le Tibet morcelé.
[Note: Source : A National Economic Atlas of China, 1994, pour les différentes autonomies.]

Sur un plan stratégique, la TAR peut certes être appréhendée comme un bastion dominant l’Asie du sud, l’Asie de l’est et celle du centre, mais qui serait privé du contrôle de la totalité de ses accès depuis le nord et l’est ; seuls les accès méridionaux, depuis l’Asie du sud, font partie de son territoire. Curieusement, sur les limites administratives du Tibet, se retrouve une logique similaire à celle qui est observable en Himalaya : le dessin des limites prive, au bénéfice de la Chine (cette fois celle de l’intérieur), les territoires en question de leurs accès entre Chine et Tibet : la Région du Tibet apparaît comme une marche militaire face à l’Asie du sud.

Cette fonction de bastion est confortée par un réseau routier dont la mise en place a débuté en 1950. Là, comme partout en Himalaya, l’apparition d’axes de circulation adaptés à l’automobile peut être considérée comme une nécessité, mais les étapes de la construction du réseau de routes, comme son dessin répondent d’abord à une logique - militaire - de pénétration du territoire et de contrôle des frontières. Ce fut d’ailleurs le premier souci de la Chine populaire, concevoir des accès à ses périphéries : ‘“ L’essentiel des constructions de routes nouvelles à travers le pays depuis la Libération s’est fait dans les régions frontalières”’ 821.

Certains projets furent utopiques (ou trop précipitamment programmés), comme la priorité donnée en 1952 à l’établissement d’un axe ferroviaire Qinghai-Tibet qui devait entrer en service au bout d’un an. La construction de cette voie ferrée de 1500 km de long fut rapidement interrompue, puis ajournée dès le déclenchement de l’insurrection khampa822. Par contre, le travail réalisé pour l’essentiel par l’APL, utilisant une main d’oeuvre réquisitionnée localement823, a abouti à la réalisation d’un véritable réseau routier au Tibet, qui en 1996 totalisait environ 21 000 km de routes et qui date pour l’essentiel - 14 000 -824- de la période entre 1959 et 1964 :

  • les premiers axes construits furent ceux de pénétration du territoire depuis l’ouest (Kashgar), le nord (Xining) et l’est (Chengdu), que complétèrent des extensions vers les frontières indiennes (Ladakh, Chumbi, Pemako) ;

  • dans une seconde étape ces différents réseaux sont reliés entre eux (la liaison Gartok-Tradum a été achevée en 1960), tandis que les routes de desserte des frontières étaient multipliées (Népal, Bhoutan) ;

  • entre 1966 et 1970, l’activité de construction a surtout permis de doubler les axes existants par des routes de ceinture plus proches des frontières (notamment Aksai Chin, Guge, nord du Népal et du Bhoutan, Lhoka), tandis qu’une liaison nord entre Gar et Amdo, permettait de relier Kashgar au Qinghai en évitant la vallée du Tsangpo.

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Figure 41 : Mise en place du réseau routier.
[Note: Source : P.P. Karan, The changing face of Tibet, 1976. ]

L’effort porte aujourd’hui sur l’amélioration des routes existantes plus que sur la construction de nouveaux axes et des régions comme le Chang Tang demeurent enclavées. La plupart des routes, exception faite d’une section Lhasa-Gonggar, sont non revêtues : construites dans un milieu extrême caractérisé par les gradients thermiques journaliers élevés (ainsi que, rappelons-le, un pergélisol présent sur toute la périphérie), elles sont très fragiles et nécessitent une reconstruction régulière825.

Notes
813.

C'est le premier traité signé entre Chine et Tibet depuis plus de 1100 ans. Sans pour autant entrer dans une polémique quant à l'indépendance ou non du Tibet avant 1950, notons qu'une "reprise en mains" d'un territoire précédemment chinois se serait résumée à un simple communiqué officiel sur sa "libération" des forces du GuoMing Tang et des "impérialistes", comme se fut le cas du Gansu. Nous renvoyons aussi à Legal inquiry committee on Tibet, Tibet and the Chinese People Republic, Geneva, International Court of Justice, 1960.

814.

Outre la Région Autonome de Mongolie Intérieure, tôt mise en place - en 1947 - mais plusieurs fois remaniée jusqu'en 1969, 4 Régions autonomes (zizhiqu) sont créées au cours de cette période, au fur et à mesure que l'Armée Populaire de Libération affirme son contrôle sur les territoires en question : Xinjiang en 1955, Guangsi et Ningxia Hui en 1958, Tibet enfin en 1965.

815.

La première entité administrative créée fut la Région Autonome Tibétaine de l’Est, le 24/11/1950.

816.

Selon le gouvernement tibétain, la frontière commençait “ au lac Koko Nor, avec Silling, au nord-est et prenant une orientation méridienne pour inclure les Goloks sur la rive du Ma chu (fleuve jaune), puis est et sud le long de la longitude 130°est, incluant Horkhok, Gyalrong, Nyagrong et Dartsedo. La frontière englobe vers le sud la zone Mili et la portion septentrionale de la province chinoise du Yunnan, globalement à la latitude 26°nord ”, Gompo Tashi Andrugtsang, Four rivers, six ranges, Dharamsala, Information and Publicity Office of H.H. The Dalai Lama, 1973, p. 17.

817.

Les statistiques chinoises sont celles du recensement de 1990.

818.

J.-P. Larivière, “ Le Tibet ”, La terre et les hommes, mélanges offerts à Max Derruau, Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 1990, p. 485.

819.

Les estimations contradictoires sont extraites de New Majority: Chinese Population Transfer Into Tibet, Tibet Support Group UK, 29/8/1995. La rotation très rapide des personnels envoyés au Tibet contribue à réduire statistiquement l’importance de la présence chinoise dans la région. Ne sont sans doute pas comptabilisés non plus les prisonniers du Laogai, en nombre important, surtout au Qinghai, voir notamment Harry Wu, Laogai, le Goulag chinois (Paris, Editions Dagorno, 1996, 322p), ni la “ population flottante ” de forestiers, cantonniers ou chercheurs d’or dont la mobilité est grande, ni enfin des nouveaux entrepreneurs qui ont conservé leur adresse d’origine.

820.

Le terme de “ peau de chagrin ” est souvent évoqué par les Tibétains pour caractériser ces pertes territoriales successives depuis le XVIIIè siècle, mais deux phénomènes distincts et pas forcément liés sont alors confondus : une colonisation humaine plus ou moins spontanée, telle qu'elle s'est développée dans les périphéries de l'empire du milieu, et des conquêtes militaires. C’est surtout le cas de la région de Xining (Qinghai) qui abrite depuis longtemps une population très mélangée.

821.

“ The greatest part of the new highway construction throughout the country since Liberation has been located in the frontier regions ”, Beijing Review, 25/5/1985.

822.

Cette voie ferrée Qinghai-tibet est un véritable “ serpent de mer ”, dont l’achèvement est régulièrement annoncé comme proche, mais il n’y a toujours pas de gare à Lhasa.

823.

Lors de la construction de la liaison Xinjiang-Tibet, l’APL aurait mobilisé plus de 5 millions de personnes, Mahnas Z. Ispahani, Roads and Rivals, New York, Cornell University Press, 1989, p. 160.

824.

Selon le Times of India, 5/11/1965. Les autorités chinoises annonçaient à cette date que 90% des districts du Tibet étaient reliés par route, Beijing Review, 3/1/1965.

825.

Un article du Qoutidien du Tibet du 9/12/1956 mettait déjà en exergue la question de l’entretien de ces routes. En 1995 l’axe Qinghai-Tibet a été de nouveau réparé, pour un coût de 800 millions yuan (96 millions US$), AFP, 25/8/1995; la dernière réparation avait été achevée en 1986!