La géographie militaire du Tibet se traduit aussi par une présence armée forte, et l’inscription du territoire dans le système de défense de la Chine. Une réforme territoriale a suivi la modernisation des forces armées chinoises et s’est concrétisée entre autres par la réduction du nombre de Grandes Régions Militaires (GRM ou RM) de 11 à 7 en juin 1985. Dans la nouvelle géographie le territoire du Tibet, auparavant sous le contrôle de 4 GRM, est désormais intégré à 2 régions militaires : la Région Militaire du Sud-ouest, dont le Quartier Général est à Chengdu et qui regroupe les anciennes régions de Chengdu et de Kunmin, et la Région Militaire de Lanzhou, dont le Quartier Général est à Lanzhou et qui regroupe celles de Chengdu et d’Ürümqi826 :
la “ TAR ”, la “ Préfecture Autonome Tibétaine de Garze ”, la “ Préfecture Autonome Tibétaine de Aba ”, la “ Préfecture Autonome Tibétaine de Dêqên ”, et le “ District Autonome Tibétain de Muli ” font partie de la Région Militaire du Sud-ouest ;
la province du Qinghai, la “ Préfecture Autonome Tibétaine de Gannan ” et le “ District Autonome Tibétain de Tianzhu ” font partie de la Région Militaire de Lanzhou, dont ils constituent le flanc sud, qui domine le corridor du Gansu qui relie le Xinjiang à la Chine, entre Tibet et Mongolie.
les districts de Burang, Coqên, Gêrzê, Rutog, Gar, Zanda et de Gê’gyai de la TAR font partie de la Région Militaire de Lanzhou, et constituaient le Ngariskorsum en une sous-région du sud-Xinjiang jusqu’en 1985, faisant partie de la région militaire d’Ürümqi ;
Le nouveau découpage n’a toutefois pas modifié la géographie militaire au nord de la dyade sino-indienne, qui est la même depuis que la GRM du Tibet a été supprimée en 1971 :
le secteur occidental dépend, au même titre que la frontière sino-pakistanaise, de la région militaire de Lanzhou, qui a désormais la charge de la surveillance des frontières du sud-ouest au nord-ouest ;
les secteurs central et oriental de la dyade demeurent sous le contrôle de la région militaire de Chengdu.
Ce dernier découpage paraît confirmer le traitement des frontières chinoises du précédent découpage selon une logique ethno-religieuse, en théâtres régionaux, rattachant la section occidentale de la dyade sino-indienne au monde musulman, et les deux autres sections à un théâtre sud et sud-est asiatique, dont l’alliance avec la Birmanie constituerait le pivot, tandis que la section “ côtière ” de la dyade sino-vietnamienne est rattachée à la GRM de Guangzhou.
La GRM du sud-ouest regroupe entre 7% et 8% des forces armées chinoises, selon les armes considérées, pour protéger et contrôler 25% du territoire et 25% des frontières du pays827. Une telle sous-représentation est étonnante, même pour les armes spécifiques au milieu, comme les unités de défense des frontières (bianfang budui) qui ne représentent que 17% d’un dispositif qui n’est pourtant présent que dans 4 Régions Militaires seulement, surtout si on la compare aux forces indiennes stationnées sur le versant sud de la chaîne, où serait concentré environ 25% de l’appareil militaire indien828.
La Région Militaire Provinciale du Tibet (divisée en six sous-districts) disposerait de deux divisions indépendantes d’infanterie, six régiments de défense des frontières, cinq bataillons indépendants de défense des frontières, trois régiments d’artillerie, trois régiments d’ingénieurs, un grand centre de transmission et deux régiments de transmission, trois régiments de transport et trois bataillons indépendants de transport, quatre bases aériennes, deux régiments de communications, deux divisions et un régiment des forces paramilitaires (Di-fang Jun ou “ armée locale ”) ainsi qu’une division indépendante et six régiments indépendants de la Police Armée Populaire829.
Le gouvernement tibétain en exil comme le gouvernement indien avancent des chiffres bien plus importants, respectivement 180 000 et 300 000 soldats, (ce qui représenterait environ 500 000 hommes en uniforme au Tibet en incluant les forces paramilitaires et de police, dont les milices, fondées en 1983830). Les autorités chinoises citent le chiffre de 40 394 soldats de l’APL, cette valeur paraît être en contradiction avec un dispositif qui marque fortement le paysage tibétain831.
Les principales bases militaires de première ligne de l’APL sont localisées à Ruthok, Gyamuk (Siqenho), Drongpa, Saga, Drangso (Dhingri), Gampa-la, Dromo, Tsona, Lhuntse Dzong, Zayul. La seconde ligne de défense est localisée à Shigatse, Lhasa, Nagchukha, Tsethang, Nangartse district, Gyamdha, Nyingtri, Miling, Powo Tramo (Pome), Tsawa Pomdha (Pomdha), Chamdo, pour les principales. Au Qinghai, les principales bases sont à Silling (Xining), Chabcha (Gonghe), et Karmu (Golmud), et au sud-est à Lithang, Kanze (Garzë), Tawu( ?), Dartsedo (Kangding) et Barkham (Sichuan)832.
En plus du dispositif militaire conventionnel, 12 unités de ce qui est appelé la “ seconde division d’artillerie ” et désigne l’armement nucléaire, seraient stationnées sur l’espace tibétain, ainsi que des installations de production et d’essai d’armes nucléaires833. Le choix fait par la Chine d’un armement placé sur rampe de lancement mobile rend difficile une localisation précise des sites de missiles comme sur leur nombre, mais sur les 300 à 400 ogives que possède la Chine, on estime que plusieurs douzaines seraient stockées au Tibet (le premier y aurait été installé en 1971)834. Les sites les plus connus sont ceux du lac Qinghai et de Nakchu :
à l’ouest de Dhashu (Haiyan), deux sites de lancement de missiles DF-4, implantés depuis le début des années 1970835 ;
autre site à Delingha, à 200 km au sud-est des précédents, qui abriterait des missiles DF-4s, ainsi que le quartier général du régiment de missiles. Une nouvelle division aurait été établie dans la région au cours de 1995 ; 4 missiles CSS-4 y seraient entreposés, qui ont une portée de 13 000 km ;
Des missiles seraient implantés à Nakchu, Kongpo Nyitri et Pawo Tamo836.
La Chine dispose de centres de fabrication d’armes nucléaires à Dhashu (Haiyan) et à Tongkhor (Huangyuan) au Qinghai. Le premier centre de recherche à Dhashu fut construit au début des années 1960. L’Académie de recherche et de dessin d’armes nucléaires du nord-ouest, située à proximité du lac Kokonor, est connue sous le nom de “ Usine 211 ” ou “ Neuvième Académie ” parce qu’elle relève de la juridiction du neuvième bureau837. Elle est considérée comme l’installation la plus secrète du programme nucléaire chinois, où fut dessinée la majorité des armes nucléaires au cours des années 1970 et elle constitue un centre majeur de production d’armes et d’assemblage d’ogives nucléaires, ainsi qu’un centre de recherche sur les détonateurs et l’enrichissement des matières fissibles838.
A l’exception de Gar (Ali)839, le dispositif nucléaire chinois est localisé dans l’est et le nord-est de l’espace tibétain, ce qui laisse supposer qu’il est moins dirigé vers l’Inde qu’il n’est conçu comme une plate-forme éloignée face à la Russie840. Par contre, le dispositif militaire conventionnel est bien dirigé vers l’Asie du sud sans paraître tenir une fonction de base arrière, comme dans le cas de l’armement nucléaire841. L’espace tibétain actuel correspond à la description qu’en fit Hua Guofeng en 1975, d’une ‘“ forteresse stratégique sur les frontières sud-orientales de la Chine, où elle fait face à ces ennemis comme l’Union Soviétique et l’Inde”’ 842. En fait, la militarisation du Tibet paraît à l’heure actuelle ‘“ la seule réussite incontestable de la Chine au Tibet ”’ 843, qui se traduit sur le terrain par la forte emprise spatiale des installations militaires (ainsi l’usine 211 occupe un périmètre de 1200 km2) mais surtout par l’existence d’une mosaïque de zones interdites à la population844. Elle n’est sans doute pas achevée, si on considère le déménagement du quartier général du District Militaire du Tibet de Chengdu à Lhasa, à proximité de l’aéroport de Gonggar, prélude à une restructuration du dispositif armé845.
Selon la carte CIA 800600 (545114) de février 1986. Voir Srikanth Kondapalli, “ Structural Reorganisation of the PLA : Issues and Problems ”, Strategic Analysis, vol.XVIII n°11, février 1996.
Selon L’Année Stratégique 1996.
Cette valeur est théorique parce qu ’elle rend compte des forces présentes dans les régions militaires nord et est. Selon une dépêche AFP du 18/7/1994 il n’y aurait que 60 000 soldats le long de la dyade sino-indienne. Mais c’est la première valeur que mettent en avant les militaires chinois pour prouver la menace indienne le long de la frontière, intégrant d’ailleurs dans leur calculs tous les groupes paramilitaires présents au Cachemire pour y maintenir l’ordre.
La Police Armée Populaire est constituée de soldats de l’APL retirés de l’active, en application du programme de réduction des forces armées chinoises.
Dipankar Banerjee, inteview, 8/1994; il y aurait en fait 14 divisions d’infanterie au Tibet.
Les sources chinoises faisant défaut, les informations sont extraites du White Book on Militarisation and regional peace, Dharamsala, Gouvernement Tibétain en exil, 10/11/1995. Voir aussi Udai Narain Tewari, Resurgent Tibet, Selected Service Syndicate, New-Delhi, 1983, ainsi que Dawa Norbu, “ Chinese Strategic Thinking on Tibet and the Himalayan Region ”, Strategic Analysis, XII n°4, 7/1988, pp. 374-380. La localisarion de ces sites pose une difficulté supplémentaire qui tient à la toponymie : ici le lieu entre parenthèses est celui de la graphie chinoise, telle qu’elle apparaît dans la carte China Tibet au 1/3 000 000 publiée par le Mapping Bureau of Tibet Autonomous Region, 1993. Ne sont pas pris en compte les postes militaires, dont le nombre dépasse la centaine.
Il y aurait aussi 23 aéroports militaires, dont 4 actuellement en activité ainsi qu’un nombre inconnu de pistes; pour l’instant il n’y a deux aéroports civils, à Lhasa et à Chamdo (ouvert depuis 1995). L’absence de d’aéroports en 1962 expliquerait pour une part la faible intensité des affrontements qui opposèrent alors soldats indiens et chinois.
Le Tibet abriterait 1/3 du dispositif nucléaire chinois, Wall Street Journal, 26/8/1987.
Il y aurait 80 MRBM (portée de 1100 km) et 20 IRBM (portée de 2000-2500 km) déployés au Tibet, selon R.C. Sharma et S.S. Deora, “ Suggestive Institutional Framework fot India’s Boundary Control and Dispute Resolution ”, India’s Borders, op. cit., p. 128.
Sur chaque site, deux missiles sont stockés dans des tunnels à proximité du site de lancement, tandis que carburants et comburants sont stockés à part. Dans le National Economic Atlas of China, OUP, 1993, ils apparaissent l’un comme centre de production d’amiante, et l’autre comme pâturage.
Tibet Information Service (Langelfed, RFA), 23/4/1990.
Nuclear Tibet, rapport sur l’armement nucléaire et les dépôts de matières radioactives au Tibet préparé par International Campaign for Tibet, Washington DC, USA.
Complétant le dispositif de missiles, il y aurait une douzaine d’installations radar de veille et de poursuite.
Où seraient stationnés des missiles de moyenne portée, ainsi que 7 divisions, soit environ 350 000 hommes, Udai Narain Tewari, Resurgent Tibet, Selected Service Syndicate, New-Delhi, 1983, p. 51. L’existence du site est régulièrement mentionné, mais sans aucun détail.
Selon Georges Tan Eng Bok, op. cit., p. 247.
Le Ministère de la défense indien estimait en 1966 que seulement 125 000 à 150 000 hommes étaient en charge des frontières; actuellement ils seraient environ 50 000.
“ China’s south-west outpost against imperialism, revisionism and reactionary ”; “ strategic fortress on China’s south west frontiers where China confronted enemies like Soviet Union and India ”, Udai Narain Tewari, op. cit., p. 51.
Jean-Pierre Larivière & Pierre Sigwalt, La Chine, Paris, Masson, 1991, p. 197.
A l’inverse des pratiques indiennes ou pakistanaises (voir chapitre suivant), il n’y a pas officiellement au Tibet de territoires interdits aux étrangers, mais une réglementation changeante définissant les villes ou lieux ouverts et implicitement les axes les reliant entre eux : Lhasa, Shigatse, Nagchu, TIN, 5/8/1995.
Selon le gouvernement tibétain en exil, information datée 10/11/1995.