La présence armée a aussi une fonction interne, d’encadrement de populations qui se montrent de plus en plus rebelles à la présence chinoise846. Les forces armées au Tibet ont en charge une autre fonction, celle d’encadrer la population : en même temps que le dispositif de défense était implanté, se mettait en place un quadrillage policier du territoire847. Monopole de l’APL jusqu’en 1976, le contrôle policier relève désormais de la Police Armée Populaire, force en théorie affectée à la défense des frontières mais qui est de plus en plus souvent chargée de la sécurité intérieure, notamment de la lutte anti-indépendantiste au Xinjiang et au Tibet848.
Leur statut, qui est traditionnellement un rang inférieur à celui des forces de l’APL, a été relevé par la promotion des chefs du Tibet Corps de la Police Armée Populaire lors d’une réunion spéciale le 6/4/1996 849. Cette promotion massive de 9 officiers laisse supposer que la taille du Tibet corps a été accrue et qu’il serait maintenant supérieur à celui d’une division (plus de 12 000 hommes). Ces promotions furent suivies le 6/5/1996 par l’ouverture d’une nouvelle école d’entraînement paramilitaire, la Lhasa Armed Police Command School, dont l’objectif est de ‘“ de préserver la stabilité sociale du Tibet et de livrer bataille au séparatisme”’ 850.
La présence militaire prend aussi la forme de personnels démobilisés et incités à s’établir de façon permanente comme cadres civils au Tibet, au même titre que des techniciens ou des universitaires, selon une pratique rappelant la politique poursuivie par la Chine au Xinjiang à partir des années 1950, où près d’un million de soldats démobilisés fut maintenu sur place pour établir des fermes et des entreprises industrielles851 : fonction de marquage852. Cette pratique qui se caractérisait malgré tout par un roulement assez élevé du personnel chinois au Tibet, devrait amorcer une nouvelle étape, puisque le gouvernement de Beijing considère que : ‘“ Le commandement militaire de la TAR et les unités [de la Police Armée Populaire] devraient reverser leurs meilleurs officiers et soldats à la vie civile à la fin de leur service militaire. Nous pourrions ainsi disposer d’un contingent permanent de cadres au Tibet ”. Mais n’est-il pas vrai qu’ “ il faut beaucoup de soldats pour enseigner le socialisme ”’ 853?
L’implantation des forces armées ne se fait pas dans le cadre préexistant, mais dans un espace social remodelé, où tous les signes de l’ancien système ont été détruits - les monastères et les dzong - remplacés par des baraquements de la PAP et de l’administration chinoise, souvent construits au pied des ruines. Seul a échappé à la destruction le dzong de Gyantse, qui symbolise aux yeux du gouvernement communiste la résistance nationale à l’agression étrangère - l’expédition Younghusband de 1904 - et a même été élevé au rang de monument national854. Le marquage du territoire est aussi celui des lieux d’insurrection potentiels que sont monastères et temples, par des bâtiments militaires ou paramilitaires : dans la périphérie de Lhasa855 l’accès de ceux qui furent les trois plus grands monastères du Tibet passe aujourd’hui par les casernes856.
Malgré une iconographie officielle vantant l’union des peuples de la Chine, les pratiques du gouvernement chinois tendent à ségréguer sur un mode territorial les populations au sein de l’espace tibétain. Quand il n’y a pas submersion totale de la population tibétaine857, l’implantation prend surtout la forme d’une colonisation urbaine, soit par la création de villes nouvelles chinoises dans un environnement rural qui demeure encore tibétain, ou par la sinisation des centres urbains tibétains. Dans ce cas le mélange des populations est rare et une forte ségrégation spatiale se développe, rappelant la structuration coloniale classique selon une dualité ville indigène/ville nouvelle : la ville chinoise est construite à l’écart de la ville tibétaine, isolée de la première par un espace non construit.
A Lhasa une seconde phase a été amorcée en 1984, selon les orientations du Plan de Développement de Lhasa publié en 1980, approuvé par le Conseil d’Etat en 1984, et complété par la Stratégie Générale de la Ville de Lhasa approuvée en 1983. Le plan a pour objectif majeur la “ Transformation de la vieille ville ”, selon les critères de la modernité chinoise : ‘“ Une attention particulière doit être portée afin de bâtir une ville socialiste moderne présentant des caractéristiques nationales locales. Lhasa doit en conséquence se développer selon un mode progressif et rationnel se conformant aux critères suivants : bien structurée, rendant compte des caractéristiques nationales, avec de nombreux arbres afin de créer un environnement agréable, de créer une ville relativement parfaite, favorable à la productivité, plaisante à vivre, civilisée et propre”’ 858. Déjà, Lhasa peut être décrite comme une ‘“ une ville chinoise au Tibet ”’ 859 quant à l’architecture; une ville aux constructions uniformes que séparent de larges avenues.
Mais l’acte sans doute le plus symbolique accompli par le gouvernement chinois, parce qu’il est une marque incontestable d’appropriation et l’expression d’une forme de souveraineté, fut celui de siniser les toponymes tibétains. La pratique la plus courante fut la transcription phonétique des noms de lieu, dont la graphie est désormais en pinyin860, quand il n’y a pas création d’un nouveau nom pour un même lieu : ainsi Gar devient Shiquenhe et Nyalam est aussi connue sous le nom de Zhangmu.
Les affrontements de 1987 et 1989 ont été relayés par la presse occidentale; d’autres incidents éclatent régulièrement, comme le suggère l’intervention de Raidi, secrétaire adjoint du PC du Tibet, le 11/5/1996 "The Dalai clique has frantically pounced on us again, and has constantly carried out violent and terrorist sabotage activities"; "Since the beginning of last year it has created many incidents of explosions and other incidents one after another";, TIN News Update, 30/5/1996.
La création de la Région Autonome du Tibet s’est accompagnée d’une réorganisation du maillage administratif en 6 préfectures (dijijie) et 71 districts (hsien), puis 7 préfectures et 77 districts. La régionalisation actuelle s’articule en deux préfectures des hautes terres (Ngari et Nakchu), trois préfectures le long du Tsangpo (Shigatse, Lhoka et Nyingtri), la préfecture de Chamdo et celle de Lhasa, dont la superficie a été divisée par 3. On serait tenté de voir dans cette réduction territoriale une volonté chinoise de privilégier la ville de Shigatse (siège du Panchen Lama, traditionnellement favorable au pouvoir chinois) aux dépends de Lhasa.
Elle était placée sous le contrôle du Ministère de la Sécurité Publique mais relève depuis juin 1993 du Ministère de la Défense. Son chef - Ba Zhongtan - est considéré comme un allié proche de Jiang Zemin, qui aurait contribué à la création de cette police, TIN News Update, 30/5/1996.
Le commandant Tan Huasheng a reçu le rang de Deputy Army Commander et ses trois adjoints celui de divisional commanders, ainsi que trois commissaires politiques adjoints et les chefs des départements politique et logistique, Ibid.
“ to protect Tibet’s social stability and fight the battle against splittism ”, Quotidien du Tibet, cité dans le South China Morning Post, 19/5/1996.
A l’exemple du modèle communiste de reconversion que fut le “ Xinjiang Production and Reconstruction Corps ”, fondé en 1949, et qui emploierait le sixième des actifs de la région autonome.
Le long de l’axe Changmu-Shigatse, on peut noter la présence régulière de ces habitations basses construites sur le même modèle (tracteur dans la cour).
“ It takes many soldiers to teach socialism ”, propos prêté à un officier supérieur chinois, Alan Hamilton, “ Why Pictures of the Dalai Lama Are Back on the Parlour Wall ”, From Liberation to Liberalisation, Dharamsala, Ganjchen Kyishong, 1982, pp167-176, p. 176.
Ce fut d’ailleurs la première restauration menée au Tibet.
Dans le quartier tibétain, autour du Jokhang, des circuits de caméras permettent de prévenir toute manifestation, Newsweek, 3/4/1995.
L’observation est aussi valable pour Shigatse et Gyantse.
Dans le Tibet oriental (Kham et Amdo), le processus de colonisation se caractérise par l’expansion du peuplement Han en zones rurales, qui passe par l’appropriation des terres agricoles et la mise en place de nouvelles structures économiques.
“ Attention must be paid to construct a modern socialist city with local national characteristics. Lhasa must therefore be built up in a gradual and rational way conforming to the following criteria : well-structured, full of national characteristics, with lot of trees to provide a congenial envronment, to create a city that is relatively perfect, beneficial for production, convenient for daily life, rich, civilized and clean ”, Document n°31, cité par Scott Leckie, “ Social engineering, occupying powers and evictions; the case of Lhasa, Tibet ”, Environment and Urbanization, vol. 6, N°1, avril 1994.
Ibid.
Si l’expression orale fait disparaître le défaut, l’écrit pose un sérieux problème de compréhension, et par là de localisation : ainsi le Tang la devient Tanggula shankou, qu’on pourrait traduire par col montagneux (shankou) du col facile (Tang la)!