b) Le Tibet, Nouvelle Frontière Démographique

Le 7 avril 1995 le Quotidien du Peuple publia un éditorial amorçant une campagne nationale de glorification en l’honneur de Kong Fansen, un obscur cadre chinois qui mourut au Tibet en novembre 1994 : ‘“ Il comprit que le Tibet était une partie inaliénable du grand territoire sacré de la mère patrie et que le Tibet ne pouvait se développer sans le soutien de cadres et de personnel qualifié de toutes origines venus de l’intérieur du pays. Dès que le Parti requis de l’aide, il y répondit et se précipita pour travailler au Tibet sans aucune hésitation ”’ ; ‘“ Nous devons retenir la leçon du noble tempérament du Camarade Kong Fansen” ’ 873.

Même si elle est amorcée par le gouvernement, cette migration recouvre un caractère spontané, à l’inverse des transferts de techniciens ou de cadres; elle est encouragée par les autorités chinoises qui souhaitent mettre à profit le réservoir de main d’oeuvre que constitue la “ population flottante ” estimée en 1993 à 150 millions de personnes874. Le message officiel semble avoir été entendu, puisqu’il arriverait deux bus de migrants par jour, tandis que la fréquence des dessertes est de 2 vols par jour depuis Chengdu et 2 vols par semaine depuis Chongqing875.

La décision de favoriser l’établissement d’étudiants au Tibet, prise lors du Troisième Forum National en juillet 1994, fut suivie par une série d’articles dans la presse chinoise signalant que cette politique était déjà engagée, pour quatre catégories : cadres, techniciens, soldats et entrepreneurs. En décembre 1994 il fut annoncé que 100 diplômés seraient envoyés dans la TAR par le Ministère du Personnel après leurs examens à l’été 1995. 400 étudiants chinois se sont présentés pour les 100 postes à pourvoir lors de la première “ foire nationale de l’emploi ” qui s’est tenue à Xi’an, dans la province du Shaanxi en décembre 1994. Cet intérêt croissant des étudiants envers le Tibet (ainsi que d’autres régions frontalières) tient surtout à ce que les personnels qui y sont nommés bénéficient de salaires plus élevés - jusqu’à cinq fois le salaire moyen en Chine intérieure 876 -, une promotion rapide et un meilleur niveau de vie que dans les villes de l’intérieur877.

Mais la conséquence majeure de cet afflux de populations han est inévitablement l’inversion du ratio tibétains/han au profit de ces derniers, ce que le gouvernement chinois récuse, citant un recensement mené le 1/10/1995, qui aurait décompté moins de 80 000 han878. Notons toutefois que les dépêches de Xinhua font de plus en plus souvent référence aux “ différentes nationalités ” qui vivent au Tibet, indice laissant supposer que la représentation statistique des autres ethnies est désormais significative : en 1989 le gouvernement tibétain en exil estimait à 7,5 millions le nombre de chinois présents au Tibet avant la nouvelle politique migratoire879, mais des enquêtes plus récentes tendent à minimiser ce chiffre et le porter à 5,5 millions de han contre 4,2 millions de tibétains pour l’ensemble de l’espace tibétain, dont 120 000 à 130 000 han pour la TAR880. A Lhasa la population serait encore tibétaine à 60%881. Non reconnue par les autorités de Beijing, l'implantation chinoise est réelle et lisible à travers la structure démographique de la région : ainsi une carte du sex ratio, où domine traditionnellement la population féminine, laisse apparaître des poches de sur-représentation masculine qu'il faudrait sans doute lier à de fortes concentrations de soldats ou de techniciens non tibétains.

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Figure 43 : Densité de peuplement et sex-ratio.
[Note: Source : A National Economic Atlas of China, 1994. La sur-représentation féminine est un phénomène culturel classique lié à la forte attractivité de la fonction monastique pour le sexe masculin, sans doute exacerbée par la répression qui affecte en premier lieu les hommes.]

Il est certain que même si elle est niée par le gouvernement882, cette politique de peuplement à l’oeuvre au Tibet est un facteur majeur d’intégration du territoire tibétain à la Chine, et par là de disparition des revendications d’indépendance ou d’autonomie. Par cet afflux de populations le gouvernement chinois pourra disposer d’une masse démographique suffisante pour lui permettre de lancer d’autres projets de développement, notamment de construire la voie ferrée Golmud-Lhasa dont le coût est estimé en 1994 à 2,36 milliards US$, qui aurait alors une réelle utilité économique883.

Notes
873.

“ He understood that Tibet is an inalienable part of the great motherland’s sacred territory and that Tibet cannot develop and prosper without the support of cadres and qualified personnel of various kinds from the interior of the country. So, once the party issued a call, he answered the call and rushed to work in Tibet without any hesitation”, People’s Daily, 7 avril 1995.

874.

Guilhem Fabre, “ Chine 1992-1993 : l’irrésistible ascencion ”, courrier des pays de l’Est, n°384 11/1993, pp. 47-55, p. 52.

875.

FEER, 22/6/1995. Il y aurait en outre un vol hebdomadaire depuis Xian, tandis que DragonAir serait en négociation pour l’ouverture d’une liaison directe depuis Hong-Kong.

876.

FEER, 22/6/1995. Voir aussi le Economic Atlas of China, OUP, 1994, carte 54 : en 1990 les employés en poste au Tibet avaient le plus haut revenu moyen de Chine, supérieur à celui de la province de Guangzhou : 3178 Yuan (moyenne chinoise : 2000 Yuan, moyenne au Tibet : 200 Yuan).

877.

Xinhua, 14 décembre 1994; les cadres bénéficieraient ainsi de 3 mois de congés payés après 18 mois de travail et touchent en plus une “ prime d’altitude ”.

878.

Xinhua, non daté, 1996 (source WEB).

879.

Interview à Dharamsala, 1989.

880.

Anders Hojmark Andersen, Sarah Cooke, Michael Wills, The New Majority, London, Tibet Support Group, 1995.

881.

Selon le recensement de 1990, 11,9% (environ 47 600 personnes) des 400 000 habitants de la municipalité de Lhasa sont des han et 87,2% sont tibétains. Le terme municipalité de Lhasa fait référence à une vaste zone rural, habituellement appelée préfecture de Lhasa et non à la ville ou l’agglomération de Lhasa : seulement un tiers des 400 000 tibétains de la préfecture de Lhasa vivent dans la ville, qui regroupe aussi la quasi totalité des 47 000 chinois officiellement enregistrés à Lhasa, portant la part de chinois à environ 30% de la population totale de la ville de Lhasa. D’autres sources donnent des valeurs très différentes : 60% des habitants d la ville seraient chinois (interview GTE 8/1989), ce qui correspondrait plus aux observations qu’on peut faire en se promenant dans la ville.

882.

Formellement, on ne peut pas parler de politique de transfert, mais d’incitation à l’établissement sur place.

883.

Le travail préparatoire aurait débuté en 1994, ICT 2/11/1994. Mais la rentabilité d’une telle construction est incertaine : la route Qinghai-Lhasa, où transite 90% du trafic de marchandises et 85% du trafic de passagers à destination du Tibet (AFP, 25/8/1996), absorbe un flux inférieur à 1000 véhicules par jour, National Economic Atlas of China, carte p. 201.