L’implantation de nouvelles divisions de l’APL dans les régions sud et sud-est du Tibet913, le renforcement de la Police Armée Populaire aux frontières par la création d’une Tibet Border Unit 914, le lancement d’une campagne visant à ‘“ Renforcer l’éducation sur l’anti-séparatisme, et éduquer les successeurs du socialisme”’ 915 sont autant de signes révélant la “ nervosité ” dont fait preuve le gouvernement chinois dans la gestion des tibétains916. Si le discours à destination de l’opinion internationale affirme que la situation est calme au Tibet, l’accumulation des mesures prises depuis plusieurs années suggère au minimum l’existence d’un malaise au sein d’une population tibétaine qui - quels que soient ses sentiments vis à vis de la Chine - se sent écartée de la nouvelle donne économique917.
S’y ajoute le sentiment d’une confiscation d’identité, en réaction à la hanisation du peuplement et à la limitation de la pratique religieuse918, qui est perçue comme un des fondements de l’identité tibétaine919. La revendication identitaire, qui semblait demeurer l’exclusive du clergé bouddhiste, se diffuse au sein de la population, comme en témoignent tant les nouvelles formes d’action920 que leur condamnation par les autorités tibétaines : on en trouve l’écho dans l’ultimatum lancé le 21 mai 1996 par les autorités au ‘“ petit nombre de séparatistes qui se sont engagés dans des activités de violence comme de faire exploser des objets”’, de se rendre avant le 30 juin 1996; ‘“ ceux qui refuseront de se rendre aux autorités chargées d’appliquer la loi, fuient ou même continuent à commettre des crimes seront punis de la façon la plus sévère et la plus prompte au moment de leur capture et seront punis de façon impitoyable”’ 921.
Ces tensions s’expriment certes en réaction aux politiques menées par les autorités chinoises; elles remettent en question la légitimité de la présence comme de l’action chinoise au Tibet, dans un contexte international devenu plus attentif à la “ cause tibétaine ”, ou qui favorise tout au moins l’accumulation de réflexions, d’actes et de décisions légales tendant à constituer un faisceau de présomptions sur la validité de cette légitimité. Outre le droit du gouvernement de Beijing à procéder à encourager ou à faciliter la migration de colons au Tibet922, est aussi remis en cause celui d’exploiter, voire d’épuiser, les ressources naturelles du Tibet - au risque d’ailleurs d’une catastrophe écologique qui remettrait en question l’intérêt même de cette zone pour un peuplement massif à moyen terme.
Le terme de Tibet est peu employé en Chine où la région est connue depuis plusieurs siècles comme le Xizang, l’Entrepôt des trésors de l’ouest 923 : le Tibet détiendrait 40% des ressources minérales prouvées de la Chine924. Dans un environnement considéré comme fragile925, l’exploitation intensive et très souvent anarchique des ressources naturelles constitue une menace notable pour l’équilibre écologique, d’autant plus que les vastes zones faiblement peuplées autorisent toutes sortes d’excès, de la décharge incontrôlée de matières radioactives ou polluantes926 à l’utilisation des zones désertiques comme terrains de manoeuvres ou d’expérimentation d’armes spécifiques927, ou au lancement de projets grandioses928. Si le gouvernement tibétain en exil insiste volontiers sur le “ pillage ” des richesses du sous-sol, qui aurait rapporter en 30 ans 1,5 milliard de Yuan à la Chine929, l’aspect le plus visible de cette exploitation est la déforestation qui affecte le sud-est du pays : le couvert forestier aurait réduit de 40% entre 1950 et 1985 (de 221 000 km2 à 134 000 km2)930 .
En dernière instance c’est le caractère légal de l’emprise de la Chine sur le Tibet - que le discours officiel chinois fait remonter à l’époque Yuan931 - qui est remis en cause, non seulement par le gouvernement tibétain en exil, mais aussi par des gouvernements étrangers et des organisations internationales. Même si les résolutions prises932 n’ont pas pour l ’heure de valeur légale, elles constituent un précédent qui, en reconnaissant de facto l’existence du Dalai Lama (et implicitement celle du gouvernement tibétain en exil) même s’il ne lui est pas accordé un statut de chef d’Etat, légitime son action et fournit une justification aux actions menées par les tibétains au Tibet933. Le discours prononcé par le Dalai Lama devant le congrès américain en septembre 1987 (exposition du “ plan de paix en cinq points ”) puis sa nomination au prix Nobel de la paix en 1989 ont constitué l’amorce d’une internationalisation de la “ question du Tibet ” que le gouvernement tibétain en exil a su mettre à profit en réformant le fonctionnement du gouvernement tibétain en exil, comme la Constitution de 1963, en lui donnant un contenu plus démocratique : ‘“ bien qu’aucun gouvernement ne soit parfait, la démocratie est celui qui est le plus proche de la nature essentielle de l’humanité [...] Qui plus est, la démocratie est la seule fondation stable sur laquelle une structure politique globale peut être. ”’ 934
La démocratisation du gouvernement tibétain en exil935 comme l’annonce d’une revendication d’indépendance totale (printemps 1996), répondent aussi au besoin de préserver le cadre spécifique des institutions de l’exil, comme plate-forme commune de discussion pour les différentes sensibilités qui existent quant à l’avenir du Tibet et au moyen d’y parvenir. Elle est surtout à destination d’une tendance “ dure ” 936 qui prône la reprise de la guérilla, mais qui ne dispose plus a priori du soutien discret de la CIA937 ou d’une autre structure gouvernementale extérieure, comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970.
TIN, 24/4/1994.
Reuter, 30/8/1996.
“ Strengthen education on antiseparatism, nurture successors to socialism ”, Quotidien du Tibet, 11/10/1993.
L’octroi d’un “ special monthly bonus ” aux troupes de l’APL, portant leur salaire à 2,5 fois le salaire normal (AFP 1/9/1996), souligne la volonté du gouvernement à “ conserver élevé le moral des troupes ” comme à implanter dans la Région des soldats à la fin de leur service.
“ the chinese who come here all seem to have jobs ”, “ but [...] look at all these Tibetans-all unemployed ”, jeune guide tibétain cité par FEER, 2/6/1995.
Outre la campagne visant à rééduquer les moines (AFP, 31/8/1996), on pourrait citer l’interdiction de détenir des photographies du Dalai Lama, voir la Résolution du Parlement Européen du 18/5/1996.
Voir l’essai de Seth Houston, The Yak and the Dragon, Oberlin University, 1996, 38p.
Raidi annonçait dans un discours le 9 mai “ Depuis le début de l’année dernière les explosions et d’autres incidents se sont succédés les uns après les autres ”, Quotidien du Tibet, 11/5/1996.
“ small number of separatists [who] have engaged in violent activities such as blowing things up ”; “ those who refuse to surrender themselves to the law-enforcement authorities, run away or even continue to commit crimes will be punished in a more severe and prompt manner when they are apprehended and be punished in a relentless manner ”, Quotidien du Tibet, 30/5/1996. C’est le premier de ce genre depuis 1987. Ceux qui se rendent ne bénéficieront de mesures de clémence que s’ils “ expose the crimes of other law offenders with good results ”.
Politique condamnée par la Sous-commission de l’ONU en charge de la Prévention de la Discrimination et de la Protection des Droits des Minorités, Résolution 1991/10 du 23/8/1991.
CIA, People Republic of China, Administrative Atlas, Washington DC, US Government Printing Office, 1976, p4. Mais sans doute y a-t-il aussi une connotation religieuse dans cette perception du Tibet. Le gouvernement tibétain en exil vente volontiers les richesses du pays : 800 millions de mu d’herbage; un potentiel hydroélectrique de 200 millions de kW; 300 sources géothermales.
Tibetan Review, 11/1983. Il y aurait aussi dans le Qaidam 121,4 millions de tonnes de pétrole de réserve, Shashi Bhushan, China : The Myth of a Super Power, New Delhi, Progressive People Sector pub., 1976, p; 172; cela ne représentait que 5% des réserves estimées de la Chine, soit une année de production en 1993.
On peut se reporter aux travaux réalisés par l’International Centre for Integrated Mountain Development (ICIMOD).
Après avoir nié l’existence de sites nucléaires au Tibet (voir White Book, 1992), la Chine a reconnu (Xinhua 19/71995) l’existence d’un dépôt de polluants radioactifs à proximité du lac Qinghai (l’usine 211). Dans un autre registre, Greenpeace dénonça en 1991 l’existence d’un projet visant à stocker au Tibet des boues toxiques en provenance des USA, pour les utiliser comme engrais.
Des manoeuvres de défense chimique à haute altitude auraient été menées à l’été 1988, Jiefangjun Bao 16/9/1988 .
C’est le cas du projet d’utilisation des eaux du Yamdrok tso (“ lac sacré ” d’une superficie de 678 km2 à 10 km au sud du Tsangpo) : présenté en 1984 comme un cadeau du PCC au Tibet par Li Peng, le projet consiste à évacuer par des tunnels l’eau du lac pour alimenter une centrale électrique située 1000m en contrebas, au bord du Tsangpo. Le projet initial prévoyait de repomper l’eau afin de maintenir le niveau du lac, mais cette option fut abandonnée et un rapport du PNUD (août 1986) affirmait que cela réduirait la surface du lac (n’ayant pas d’alimentation pérenne, le lac serait asséché en 20 ans). Lors de l’inauguration de la centrale en septembre 1995, les tunnels d’alimentation se sont éboulés et les travaux de reconstruction impliqueraient un surcoût de 1 milliard Yuan (117 millions US$), pour des travaux dont le coût était estimé en 1992 à 40millions US$!
Tibet - a Land of Snows, Rich in Precious Stones and Mineral Resources, Dharamsala, Research and Analysis Centre, 1991, p. 34. Le chiffre est sous-évalué : les 18 tonnes d’or extraites au Tibet en 1993-94, calculées au prix du marché, représentent une valeur qui lui est supérieure, Tibet Radio, 18/1/1995.
Tibetan Reponse on White Book on Tibet, gouvernement tibétain en exil, 1992. Le bois, acheté par les autorités 180 Yuan le m3 serait revendu en Chine 8000 Yuan le m3.
Tibet - Its Ownership and Human Right Situation, connu sous le nom de White Book on Tibet, publié par le Conseil d’Etat en 1992.
Ainsi la Résolution du Parlement Européen du 18/5/1996. D’autres ont valeur légale (au regard du droit international) mais encore faut-il les faire appliquer, comme les Résolutions 1723 (XVI) et 2079 (XX) de l’ONU, passées en 1961 et 1965.
Elle constitue aussi un puissant levier dans les négociations économiques avec le gouvernement chinois : voir par exemple le US Foreign Regulation Authorization Act pour les années fiscales 1988 et 1989.
“ though no government is perfect, democracy is that which is closest to humanity’s essential nature... Furthermore, democracy is the only stable foundation upon which a global political structure can be built. ”, Tenzin Gyatso, The Global Community and the Need for Universal Responsibility Boston, Wisdom Publications, 1992, p. 7.
Notamment la mise en place d’une assemblée élue en 1993.
“ If the Dalai lama were to explicitly renounce forever all claims to independence, [..]. he would lose his legitimacy as the embodiment of worlwide tibetans ”, FEER, 8/10/1992.
Voir Michel Peissel, Les chevaliers du Kham, Paris, Laffont, 1972, 308p, ainsi que FEER, 5/9/1975.