2) Des Périphéries Étrangères

Conséquence logique du rédécoupage administratif, un décret sanctionne en 1963 l’abandon du hindi comme langue nationale, tandis que l’anglais devient ‘“ langue officielle associée ”’. Le décret de 1963 est complété en 1967 par la Official Languages (Amendment) Bill, qui reconnaît l’anglais comme langue d’usage entre les Etats n’ayant pas adopté le Hindi. Enfin un dispositif complexe codifie depuis 1976954 les langues servant aux communications entre le gouvernement central, les Etats et les individus. Le hindi, comme langue servant aux deux niveaux de communication, ne s’impose que dans cinq Etats et dans le district fédéral (mais il concerne toutefois 42% de la population) ; dans le Gujarat, le Maharashtra et le Penjab, il ne sert qu’aux communications entre Etat et gouvernement central, tandis que dans le reste de l’Union, l’anglais s’impose dans les relations entre gouvernement central, Etat et individus (soit 41% de la population)955.

Cette partition linguistique de l’Inde dessine clairement ce qui est définit en Inde comme une “ hindi belt ”, ou plutôt un coeur hindi, un Hindoustan centré sur la plaine du Gange et son piedmont sud, mais qui ne s’étend pas jusqu’aux frontières orientale, septentrionale et occidentale du pays956 et que les journalistes de Delhi n’hésitent pas à désigner à l’occasion comme le “ Heartland ” 957.

Dans ces régions de la périphérie terrestre, la “ norme fédérale ” consistant à redessiner les limites administratives des Etats fédérés selon des critères linguistiques n’a pas été appliquée ; ils ont été au contraire morcelés et de nouvelles entités administratives ont été au contraire créées, rapidement élevées au rang d’Etat : les Etats séparés du Pendjab, de l’Haryana et de l’Himachal Pradesh sont constitués en 1966 ; le Nagaland est créé en 1963, le Mizoram, le Manipur, le Meghalaya et le Tripura en 1972 ; l’Arunachal Pradesh est élevé au rang de Territoire de l’Union en 1975 puis à celui d’Etat de plein droit en décembre 1986958. La solution fut, pour le gouvernement indien, l’octroi négocié des revendications exprimées.

En 1996, on comptait 25 Etats et 7 Territoires de l’Union. La balkanisation au nord-est selon des clivages tribaux et le morcellement au nord-ouest selon d’autres clivages, religieux, ont été pour le gouvernement de Delhi la seule solution envisagée afin de maintenir la cohésion de l’Union, et surtout de conserver à tout prix des territoires considérés comme hautement stratégiques parce qu’en position de frontière face à deux ennemis déclarés, le Pakistan et la Chine. Les enjeux sont toutefois bien différents, puisqu’à l’ouest (Pendjab), le danger est d’abord celui de perdre une région agricole considérée comme la plus riche de l’Inde (elle produisit en 1966 près de 60% des stocks gouvernementaux de grains pour 2% de la surface du pays). Se pose aussi le risque de perdre un territoire, mettant alors la frontière à 150 km de Delhi : c’est la situation actuelle du Pakistan, puisqu’Islamabad est à 130 km de la frontière indienne. A l’est, l’Assam produit 15% du pétrole indien (1991), mais sa topographie est celle d’une vallée large et marécageuse, mal reliée au reste de l’Inde par un corridor qui fait parfois moins de 30 km de large, entre Népal, Bhoutan et Bangladesh. Sa situation est de plus celle d’une vallée de basse altitude (moins de 100m) que dominent des chaînes de montagne qui sont pour les deux-tiers bordières de la Chine959.

A ces considérations basées sur l’économie et la stratégie s’en ajoutent d’autres, idéologiques. La sécession possible de territoires de la périphérie est perçue à Delhi comme l’amorce d’un émiettement progressif de l’Inde - la Partition fut en fait le premier acte -, selon une “ théorie des dominos ”, qui aboutirait ‘“ à l’amenuisement de la nation et à l’affaiblissement de sa puissance ”’ 960.

Notes
954.

Les Official Languages (Use for Official Purposes of the Union) Rules, 1976.

955.

Jean Racine, "L'Inde, ou comment gouverner Babel", Hérodote, 3° trimestre 1986, p. 21.

956.

C’est certes le coeur de l’Inde, mais un coeur malade, que les Indiens nomment non sans ironie BIMAHU, acronyme rendant compte des Etats qui le composent, mais qui siginifie aussi maladie en hindi.

957.

Le territoire ainsi dénommé est un peu plus vaste, puisqu’intégrant toute la plaine du Gange, depuis le Rajastan et parfois jusqu’au Mizoram; voir Arun Kumar, Battle for the Heartland, Delhi, Press Trust of India, 1994, 164p. Il représente 50% des sièges au Lok Sabha.

958.

Amendement n°55 de la Constitution; mesure ratifiée le 20 février 1987. Pour un historique de ces modifications territoriales, voir Georges Frémont, "Le Nord-Est indien", et Jean Racine, "Punjab : géopolitique d'une crise", Inde, l'un et le multiple, Paris, CHEAM, 1986.

959.

Mais l’Assam, comme l’Arunachal Pradesh, représente un atout stratégique puisqu’il permet de menacer Beijing grâce aux missiles Agni (dans l’hypothèse d’un lancement depuis Sadiya).

960.

Jean Racine, "L'Inde face aux forces centrifuges", L'Inde grande puissance de l'Océan indien, Paris, CHEAM, 1988, p. 20.