3) Des Périphéries Économiques

Un des référents mobilisables par les populations des périphéries est le développement économique atteint, ou son écart - réel ou perçu - au reste de la société nationale. Mais aborder la question du sous-développement et de la pauvreté dans les Himalayas pose le problème des sources, qui sont souvent parcellaires, difficilement opposables d’un Etat à l’autre. Les statisticiens indiens utilisent un Index de Développement Economique calculé annuellement par le Statistical Office à partir d’indicateurs statistiques variés : valeur de la production agricole, crédits bancaires à l'agriculture, nombre de travailleurs dans l'industrie pour 100 000 habitants, ....961 Les données chiffrées ne cernent peut être pas forcément la réalité quotidienne des populations qu’elles sont censées catégoriser : des critères de sous-développement sont définissables (tels que la Banque Mondiale peut à l’heure actuelle mettre en oeuvre, ou l’ONU par exemple, par le biais de son Indicateur de Développement Humain), mais ils ne permettent pas forcément de prendre la mesure du “ non développement ”, qui est un trait majeur de nombre de sociétés himalayennes, où le troc demeure le système d’échanges économiques majeur962.

Le Népal et le Bhoutan sont classés parmi les Etats les plus pauvres du monde, respectivement 5° et 7° des Pays les Moins Avancés ; l’Inde et la Chine se placent au 25° et 27° rang selon l’indice du PNB per capita963. Mais ce classement, s’il révèle la fragilité de l’économie de ces pays dans un espace marqué par la “ mondialisation ”, est impropre à rendre compte des écarts entre régions similaires d’Etats voisins : une approche régionale est nécessaire. A l’intérieur de l’Inde, les variations régionales moyennes sont très marquées : de 1 à 10964; et l’opposition entre la plaine et les “ collines ” est nette, plus encore si on tient compte de la proximité géographique, soit d’une possible diffusion de cette richesse relative : entre Chandigarh et Simla, l’écart de niveau de développement économique est de 100 à 1, en 45 kilomètres de distance ; entre Penjab et Himachal Pradesh, l’écart est de 4 à 1 ; entre Bengale occidental et Sikkim, de 9 à 1.

message URL carte013.gif
Figure 13 : Niveaux de développement socio-économique (1991).
[Note: Sources : Centre for Monitoring Indian Economy, 1994. Nous n’avons pu trouver de données comparables pour le Népal et pour le Bhoutan, mais dans les deux cas on devrait observer des différentiels de développement sud-nord comparables à ceux qu’on peut observer en Himachal Pradesh.]

Au sein des collines, on n’observe pas de différenciation régionale franche, si ce n’est une chute des indices au fur et à mesure qu’on s’élève en altitude, au fur et à mesure qu’on s’éloigne des pôles de croissance : en Himachal Pradesh, l’indice est de 200 au Sola ; il est compris entre 100 et 150 à Simla, 50 et 75 au Kinnaur, 25 et 50 au Lahul & Spiti, y atteignant des valeurs comparables à celles du Tibet, qui est une des provinces les plus pauvres de Chine965.

Toutefois, certaines poches de richesse relative apparaissent, qui coïncident avec les régions les plus densément peuplées, soit les alvéoles intramontagnardes observées plus haut. Elles sont aussi significatives de dynamiques économiques reposant sur des facteurs exogènes comme le tourisme qui, sans toujours créer les conditions d’un véritable développement, permet par les recettes et les emplois qu’il génère de réduire statistiquement les disparités inter-régionales966.

Dans une moindre mesure, des ratios comparables à ceux observables au Tibet sont observables sur le versant indo-tibétain, mais la dialectique ethnie fondatrice du système politique englobant/ethnie autochtone n’y acquiert pas la même acuité, sans doute parce que le mélange ethnique y est plus ancien. Il s’y exprime différemment : les critères dominant/dominé, que ce soit sur un mode politique ou économique, ne sont plus opérants, si ce n’est dans certaines régions où le pouvoir politique, ou les échelles économiques, est contemporain, s’appuyant sur une différenciation ethno-religieuse : Cachemire et, dans une moindre mesure, territoires au nord du Pakistan et au sud du Bhoutan.

Notes
961.

Voir An Atlas of India, Delhi, OUP, 1990; valeurs pour 1989.

962.

"It is GNH, gross national happiness, that counts, not GNP!". Remarque d'un fonctionnaire bhoutanais de l'ONU citée in J.D. Ives & B. Messerli, The Himalayan Dilemma, London, Routledge, 1989, p. 150. Au-delà de cette boutade, il est vrai que les calculs nécessaires à l’élaboration d’un IDH sont rarement mis en oeuvre pour cerner le niveau de développement à l’échelle régionale, ou à celle du district.

963.

Selon un classement du P.N.B per capita réalisé pour 1990, soit respectivement 170$, 190$, 350$ et 370$. Au Pakistan, il atteint 380$. The World Bank Atlas 1991, Washington, 1991. Tenir compte des ajustements mathématiques réalisés vers 1992 par la Banque Mondiale et qui ont permis à la Chine de passer à la 3° place mondiale dans un classement par habitant en ppa (parité de pouvoir d’achat) ne serait pas d'un grand secours puisque l'ajustement n'a pas été réalisé pour les autres pays concernés ici.

964.

Pour comparaison, de 1 à 11 pour la Chine ; de 1 à 20 pour le Népal.

965.

“ On peut aussi constater que quatre des provinces qui sont très en-dessous du niveau de vie ont d'importantes minorités nationales (Tibet, Yunnan, Gansu et Qinghai) ”, Courrier des pays de l'Est, La Documentation Française, n°371 juillet-août 1992, p. 46.

966.

Voir le cas du Ladakh (chapitre 8), qui connaît un développement économique, en partie confisqué par les autorités du J&K et les tour-operators de la vallée du Kashmir.