c) Le Rôle De L’armée Et De L’administration Indiennes

Jusqu’en 1950 le Ladakh appartenait au monde tibétain dont il était l’apophyse transhimalayenne, le noeud de communications vers l’ouest. En quelques années un changement radical s’est opéré et le pays échappe définitivement à l’univers tibétain pour appartenir désormais à l’Inde. Espace jusqu’alors délaissé voire ignoré par le gouvernement auquel il appartient depuis le XIXè siècle, il devient le point de mire de la stratégie indienne et symbolise pour un temps la Patrie, pour laquelle il faut combattre et mourir (on estime que les affrontements de 1959 et 1962 avaient fait 10 000 morts). Le gouvernement indien s’efforce dès lors “ d’indianiser ” le Ladakh, c’est à dire de le lier au reste du pays d’autant plus fortement et rapidement qu’une partie du territoire est conflictuelle ; sur-appropriation indispensable pour en affirmer la nationalité.

Dans cette région qui demeure enclavée, c’est l’armée qui assure le ravitaillement, en concurrence avec un certain nombre de transporteurs routiers publics ou privés ; c’est elle aussi qui entretient la route1015; c’est enfin elle qui ravitaille en eau potable la ville de Leh par camions citernes (en 1986). Enfin elle contribue par sa présence à donner au Jammu & Kashmir un caractère d’exception révélé par une armée omniprésente et nombreuse, un contrôle systématique à l’entrée dans l’Etat1016, et jusqu’aux phares des véhicules que leurs propriétaires sont obligés de peindre à moitié en noir (feux de “ black out ”). L’armée est le moteur, peut-être involontaire, de ce changement. Son effectif même (de 45 000 à 60 000 hommes selon les sources, pour une population de 135 000 personnes en 19931017) introduit un déséquilibre dans l’organisation économique, déjà fragilisée par la fermeture de la frontière tibétaine1018.

C’est tout d’abord une demande en produits frais (qui était jusqu’alors minime), qui entraîne peu à peu la multiplication des jardins potagers. C’est aussi l’apparition des commerces et services qu’on trouve ordinairement dans les villes de garnisons.

C’est surtout un mode de vie différent qui est proposé aux Ladakhi, un exemple répété autant de fois qu’il y a de soldats que ce soit pour l’habillement, l’alimentation ou la socialité. L’armée, comme l’administration qui l’a accompagnée (et qui conserve ici le caractère omniprésent - et exaspérant - qu’elle a dans le reste de l’Inde), par leur rôle de vitrine et les emplois qu’elles proposent, sont bien des facteurs exogènes du changement, qui affectent progressivement l’ordre des valeurs sociales et culturelles. Il est toutefois nécessaire de préciser que ce n’est pas à proprement parler un mode de vie occidental qui est ainsi proposé comme alternative à la société traditionnelle, mais plutôt un mode de vie indien : le thé noir (Lipton), le riz et jusqu’aux vêtements cachemiri que semble affectionner une partie de la population, sont autant de signes de “ l’indianisation ” de la société.

Notes
1015.

Par l’intermédiaire de la Border Road Organisation qui, dans un pays où le code de la route reste une vue de l’esprit, engage par des slogans offensifs (conduire vous rapproche plus rapidement de dieu) les conducteurs à adopter une conduite raisonnable.

1016.

Même avant 1989 l'entrée dans l'Etat du Jammu & Kashmir depuis le Penjab ressemblait fort à un franchissement de frontière internationale, autant pour les étrangers, qui devaient présenter leur passeport, que pour les Indiens, soumis à un contrôle d'identité.

1017.

Les recensements de 1981 et 1991 n’ayant pu se dérouler normallement, seules des estimations sont disponibles.

1018.

La dernière caravane a fait le trajet Lhasa-Leh en 1959.