Les mutations sociales et économiques amorcées dans les années soixante s’accélèrent à partir de 1974, dès l’ouverture de la route Srinagar-Leh. L’intrusion d’un axe de circulation moderne dans cet univers confiné provoque une fantastique contraction du temps et de l’espace : 2 jours sont suffisants pour franchir les 434 km qui séparent de la ville de Srinagar, au lieu des 15 jours autrefois nécessaires. Par la route arrivent les touristes, en nombre toujours croissant : quelques centaines en 1974, à plus de 20 000 en 19891019. C’est un véritable “ boom ” touristique qui accélère le processus de monétarisation du Ladakh, d’autant plus rapidement que les voyageurs véhiculent une masse monétaire supérieure à celle des soldats ou des “ administratifs ”. Avec le tourisme se mettent en place un ensemble de services, une structure d’accueil qui reste essentiellement urbaine, se cantonnant à quelques bourgades le long de la route et à Leh.
Mais le contrôle de la structure hôtelière et de restauration échappe peu ou prou aux ladakhi qui n’ont que rarement les capitaux nécessaires à l’édification d’un hôtel ou à l’implantation de services. Ce sont plus généralement des Penjabi ou des Cachemiri qui prennent en main l’activité touristique. Occupant aussi la plupart des emplois administratif, ils possèdent de plus le quasi monopole des transports de marchandises et de passagers. Ils sont à l’origine d’une véritable colonisation intérieure au Ladakh, occupant donc les emplois rémunérateurs, mais véhiculant surtout une attitude coloniale pleine de mépris pour ces “ sauvages ”.
Le choc touristique reste toutefois restreint dans l’espace par la “ inner line ”, qui définit une zone entre elle et la frontière : les populations qui y vivent échappent à l’impact touristique mais pas à celui de l’armée qui y recrute une bonne part de ces bataillons d’altitude. Le tracé de la limite proprement dite représentait en 1986 un compromis entre les impératif militaires et les nécessités touristiques : courant au bas de la pente, la ligne empêche toute vision générale de la vallée et des installations militaires, mais elle remonte en altitude de loin en loin (en fait dans des vallées collatérales) pour permettre l’accès à certains monastères, comme celui de Taktak : leur attrait touristique fait des gompas une source non négligeable de revenus (la visite d’un monastère coûtait 10 Roupies en 1986).
Il se limite de plus à un certain nombre d’axes. Ce sont tout d’abord les voies modernes de circulation : la route Srinagar-Leh ; depuis 1979, la route Kargil-Padum et depuis 1989, la route Kyelong-Leh. Ce sont aussi les parcours majeurs de “ trek ”, dont la variété est en théorie indirectement limitée par l’obligation de faire valider son itinéraire auprès de l’Office du Tourisme, mais là comme au Népal, le contrôle administratif manque souvent d’efficacité1020.
Le frein essentiel au développement du tourisme, comme au changement est, au Ladakh ainsi que dans l’ensemble du massif, le sous-développement : la faiblesse des capitaux privés ou publics empêche le développement d’une infrastructure hôtelière qui n’existe qu’à Leh, Kargil et Padum1021. De plus, si Leh possède un réseau électrique, il ne fonctionne qu’épisodiquement entre 19h et 21h. En raison des conditions climatiques régnant dans la région, la seule route qui relie le Ladakh au reste de l’Inde est fréquemment coupée en été : achevée il y a 34 ans par l’armée, elle n’a été que partiellement améliorée et manque cruellement d’ouvrages de soutènement1022. Une seconde voie de désenclavement a été projetée, mais n’est pas encore en chantier1023.
En lui-même, le Ladakh ne présente pas les mêmes critères de dépendance que d’autres parties de l’Inde, quant à la population qui reste largement autosuffisante. C’est à notre sens le révélateur d’une colonisation qui ne fait que débuter, et qui ne dispose pas des moyens financiers ou politiques nécessaires à sa réussite ; le frein majeur étant, dans cette région de l’Himalaya, la corruption qui sévit dans l’administration de l’Etat et qui est d’ailleurs une des causes du mécontentement de la population cachemiri qui s’exprime depuis 1989 sur le mode de la guerre civile1024.
La colonisation est de plus limitée dans le temps : les précipitations neigeuses de l’hiver bloquent la route du Ladakh, qui est officiellement fermée du 15 novembre au 15 mai. Le pays se replie alors sur lui-même, relié au reste de l’Inde par les seules lignes aériennes dont la fréquence des liaisons est alors tributaire des conditions atmosphériques qui règnent sur le versant sud du Grand Himalaya. L’approche de l’hiver est l’occasion d’une migration descendante vers Srinagar pour la plupart des Cachemiri ainsi que de certains Ladakhi fortunés. Mais l’armée indienne y demeure présente, quelle que soit la saison, d’autant plus que depuis 1984 elle affronte un nouvel adversaire, pakistanais, à l’extrême nord du district, sur la frange occidentale de la cuvette du Siachen.
Pour chuter ensuite à quelques milliers depuis (6700 en 1990).
Et les fonctionnaires comme les soldats sont (souvent) corruptibles!
En 1990, le gouvernement de l’Etat a débloqué un fond de 150 millions de roupies pour le développement du tourisme : Le Kashmir reçu 59 millions Rs, Jammu 67 millions Rs, Kargil 17 millions Rs et Leh 7 millions Rs, Hindu 24/9/1993.
Alors que la route montant au Zoji la est un non-sens technique (et un cauchemar pour les conducteurs : les carcasses de véhicules en témoignent), celle qui conduit au Khardung la n’a rien à envier à des routes alpines. Serait-ce un signe complémentaire du peu d’intérêt dont fait montre l’administration du J&K pour le Ladakh?
En fait, plusieurs projets devraient être réalisés : une route désenclavant le Zanskar par le Lahul (via le Skin Kun La : 5097 m) et la modernisation de la route du Baralacha La. Ces projets semblent être restés lettre morte à ce jour (1994).
C’est aussi l’inadaptation des programmes de développement, conçus “ dans les plaines ” et qui négligent de prendre en compte les conditions du milieu : ainsi le projet de centrale hydroélectrique de Stakna, d’un montant de 350 millions Rs, a périclité parce que les ingénieurs avaient oublié que l’eau pouvait geler!