2) Mourir Pour Le Siachen

a) Bataille Pour Un Glacier

Limité au nord par la chaîne majeure du Karakoram, bordé par les chaînes du Saltoro et du Teram Kangri, le glacier du Siachen (le plus long glacier de type alpin de la Terre) forme le bassin récepteur de la Nubra, affluent rive droite de l’Indus. D’une altitude jamais inférieure à 5500m, cette région n’abrite qu’une végétation de type sub-arctique dans les bas, qui laisse rapidement la place aux glaces et à la neige : ce que les indiens désignent comme le “ troisième pôle ”.

Le conflit du Siachen a débuté à l’été 1983, quand le Pakistan lança un programme d’entraînement à la haute montagne pour son Bataillon des Forces Spéciales et se rendit acquéreur de matériel adapté à la haute altitude et à l’Arctique (notamment auprès de l’Australie). Pour l’Inde, l’objectif poursuivi était évident : le gouvernement désirait occuper la zone du Siachen dont le statut était demeuré indéterminé dans les différents traités indo-pakistanais.

Ayant su tirer des leçons de son échec dans l’Aksai Chin face à l’armée chinoise (des troupes stationnant depuis lors en permanence le long de la LCE de 1962 donnent à l’armée indienne une inestimable expérience de la vie à haute altitude), l’Inde peut anticiper l’action pakistanaise. Elle aéroporte en avril 1984 un bataillon de Réguliers du Kumaun sur les principales passes contrôlant l’accès ouest du Siachen : le Bilafon La et le Sia La (opération “ Meghdoot ” : messager des nuages). L’offensive lancée par les troupes pakistanaises en juin 1984 fut incapable de déloger les indiens de leur ligne de crête1025.

Le conflit acquit aussitôt une forme de guerre de position : les Pakistanais ne cherchaient rien d’autre que de bloquer les Indiens sur leurs crêtes comme ces derniers n’avaient d’autre objectif que de confiner les premiers dans les talwegs et sur les flancs des vallées. Telle est la logique qui se dégage d’affrontements et de duels d’artillerie quotidiens, sans changement malgré les différentes tentatives pakistanaises de percée de front : en septembre et octobre 1987 en direction du Bilafon La pour la capture d’un avant-poste indien sur une épaule du Bilafon ; mi-avril à mi-mai 1989 sur le glacier Chumic pour la prise d’un sommet secondaire, opération réitérée sans plus de succès en 1992 et 19941026.

Parce qu’il est l’objectif à atteindre pour les uns et celui à conserver pour les autres, le glacier est resté jusqu’à présent hors de la zone des combats. Tous les affrontements sont localisés sur la chaîne du Saltoro et visent la possession ou le contrôle du Bilafon La et du Sia La.

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Figure 47 : Le Siachen.
[Note: Sources : cartographie au 1/250 000; articles de presse. La ligne de retrait possible des forces est une hypothèse.]

Ces deux cols, ainsi que quelques autres (Gyong la,...) commandent l’accès ouest du Siachen, qui n’a d’intérêt que par les accès qu’il offre. Le système d’orientation générale nord-ouest/sud-est alimente la rivière Nubra, affluent principal de la Shyok, Le long des grands axes de circulation. De plus le glacier donne accès au système glaciaire des Rimo d’où naît la Shyok en entrant en confluence avec la rivière Chip-chap, itinéraire de la route du Karakoram La et de l’Aksai Chin.

Les coûts de cette série d’affrontements et de constants échanges de tirs sont difficilement quantifiables en l’absence de données. Toutefois, c’est clairement une guerre d’usure que se livrent les deux pays et que chaque camp essaye de rendre le plus coûteux possible à l’adversaire, faute d’avantages tactiques sur le terrain. Le conflit est coûteux : chaque jour les adversaires doivent ravitailler par hélicoptère plus de 75 postes à partir des bases avancées de Ghyari et de Pratapur, qu’ils ont du en peu de temps relier au reste du réseau routier par des routes tout-temps1027. Le bilan humain est comparativement lourd : les uns et les autres s’accordent pour dénombrer les morts par centaines et les blessés par milliers. Pourtant le fait essentiel est que 80% des victimes sont dues aux conditions du milieu : ‘“ we are brave, they are brave. And we both face the same ennemies : the weather and the altitude ”’. La très haute altitude occasionne quotidiennement des victimes par engelures, oedèmes pulmonaires, ophtalmies ou simplement avalanches et crevasses. Enfin, un équilibre s’établit entre les deux camps : si les pakistanais ont un plus grand nombre de victimes lors des affrontements (les indiens occupant les positions dominantes), les indiens, stationnant à plus haute altitude, sont plus affectés par les conditions du milieu.

La ligne de Cessez le Feu (LCF) issue de la médiation de l’ONU1028 fut arrêtée au point NJ9842 sur le Chulung la, au pied de la chaîne du Saltoro, laissant une incertitude de 70 km jusqu’à la crête du Karakoram : ‘“ From Dalunang eastwards, the cease fire line will follow the general line point 15495, ... Chalunka (on the Shyok river), Khor ’ ‘thence north to the glaciers’ ‘ ”’. Cette absence de définition à la hauteur des glaciers s’imposait plus d’un point de vue technique qu’elle ne traduisait un désintérêt pour une région inhospitalière :

  • le statut de la L.C.F. était par nature provisoire puisque dans l’esprit de ces inventeurs la ligne représentait uniquement la limite que les armées ne devaient pas franchir une fois le cessez le feu entré en vigueur, préalable à une négociation générale sur le devenir du Jammu & Kashmir (J&K) et non pas une ligne que de futures négociations transformeraient en frontière. Le secteur du Siachen ayant été épargné par les combats, il échappait au processus de négociation.

  • aucune des deux armées ne possédait à l’époque l’équipement ou l’expérience pour combattre, et a fortiori pour faire respecter une quelconque frontière provisoire dans une zone de haute montagne soumise à un climat sub-arctique.

  • les frontières septentrionales de l’ancien Raj étaient globalement indéterminées malgré une cartographie depuis longtemps précise : les deux Etats héritaient de l’indécision britannique face à l’attitude à adopter vis-à-vis du Xinjiang et du Tibet1029. Peut être devons-nous aussi prêter aux deux nations sortant d’un conflit certes limité mais de plus d’un an (alors même qu’elles viennent juste de naître en tant qu’Etats indépendants) et à leur mentor l’ONU le soucis de ne pas poser les germes d’un possible conflit frontalier avec leur voisin du nord, quel qu’il puisse être.

Notes
1025.

Telle est la version des événements selon le Time (17/7/1989) et India Today (15/7/1989). Même si la version pakistanaise diffère, nous ne l'évoquerons pas. Seul nous importe l'unique fait bilatéralement accepté: l'anticipation indienne, face à la volonté réelle ou supposée d'une action pakistanaise. Il est toutefois établi que l’action indienne a été ordonnée par Indira Gandhi afin d’occuper les Pakistanais, alors qu’elle s’apprêtait à lancer l’opération “ Blue Star ” au Pendjab.

1026.

Lors de cette dernière tentative, le général commandant l’opération fut même tué dans un accident d’hélicoptère.

1027.

Le conflit coûte à l'Inde près de 18 milliards de roupies par an, soit 10% du budget indien de défense en 1993. Le coût est moindre pour les Pakistanais, cantonnés à plus basse altitude. A titre d'exemple, une chappati revient une fois livrée la-haut à 450 roupies, FEER, 26/11/1993.

1028.

En fait, le rôle de l'ONU fut moins déterminant que celui des deux généraux anglais commandant les armées indienne et pakistanaise, et surtout du commandant en chef des deux armées qui, jusqu'à fin octobre 1947, fut une même personne : le général Okinleck. Mais comme c'était un des premiers cas que l'organisation traitait, elle lui donna une attention et une publicité hors de rapport avec les résultats obtenus. De même, il n’est pas certain que la présence sur place depuis 1949 de l'United Nation Military Observatory Group for India and Pakistan (UNMOGIP) ait eu une incidence quelconque dans la stabilité de la région, en raison - il est vrai - du refus indien de coopérer.

1029.

Quel gouvernement exerçait au début de 1949 une souveraineté sur le Xinjiang: l'URSS, Chang Kai shek ou Mao Zedong? De plus, le Tibet était encore de facto indépendant et sa frontière avec le Xinjiang non définie.