c) “ May Be The Ice Is Too Thick To Be Broken ” 1035

Conflit restreint, guerre de position : la chaîne du Saltoro forme une barrière - tenue par l’Inde - entre les positions pakistanaises et les territoires revendiqués. Des deux cotés on ne peut envisager de modification majeure sans recourir à des actions coordonnées air-terre, dont la conséquence serait une généralisation du conflit. Pour le Pakistan, la seule alternative serait de contourner la chaîne : par le nord avec accord préalable de la Chine ou par le sud, en violant la LCE1036 ; ce qui revient à déclarer la guerre à l’Inde.

C’est sans doute pour écarter un tel danger que le conflit ne met en présence que des effectifs relativement réduits, qui varieraient de la taille d’une compagnie (premières installations) à celui d’un bataillon (tentatives pakistanaises de “ percée ”) : en tout un peu plus de 5000 soldats.

Ce conflit ‘“ assez coûteux pour blesser mais pas assez douloureux pour être arrêté ”’ 1037 ne peut trouver d’achèvement sans une mobilisation de l’opinion publique des deux pays, irritée du coût élevé des combats sur un territoire si peu national. Pourtant les enjeux en sont tels qu’aucune réunion intergouvernementale n’a pu proposer de solution négociée et ce ne fut que la volonté affichée des deux dirigeants (Benazir Bhutto et Rajiv Gandhi) qui aurait pu faire sortir une solution acceptable pour les protagonistes en 1989.

Ces négociations de l’été 1989, si elles n’ont pas apporté de solution au conflit, permirent toutefois de définir une base de travail, mais si le principe d’une démilitarisation de la zone (selon l’esprit de Simla) fut accepté, sa mise en oeuvre posait un tout autre problème. Lorsque H. Khan annonça que ‘“ both sides have commited themselves to relocation of forces to the 1972 positions... ”’, un porte parole s’empressa d’ajouter que cette proposition ‘“ was perhaps too precise in an area where there is a great deal of imprecision ”’. Aussi minime qu’il paraisse, cet acquis est fondamental puisqu’il marque un choix, celui de “ l’esprit de Simla ” (neutralisation de la zone) sur celui de “ no-war ” prôné par Zia Ul-haq, qui n’excluait pas des actions ponctuelles. L’atout paraît avoir été préservé jusqu’à ce jour, malgré les changements politiques intervenus au Pakistan.

Mais les deux premiers ministres ne pouvaient offrir de grandes concessions à la partie adverse, ayant tous deux besoin d’un succès en politique étrangère pour consolider leurs positions respectives à l’intérieur de leur pays : devant l’enlisement des moudjahidin afghans, B. Bhutto avait de plus en plus de mal à maintenir la coalition de centre-droit qui l’avaient menée au pouvoir, et pouvait d’autant moins “ brader ” le Siachen que c’est sur ce point même que, lors des élections de 1988, elle fit trébucher les successeurs de Zia Ul-haq. R. Gandhi avait lui aussi besoin d’une victoire diplomatique après le pitoyable échec de la mission de l’IPKF au Sri Lanka et les cafouillages dans la renégociation du traité de “ Trade and Transit ” avec le Népal. La soudaine démission de 72 membres du Parlement prouva combien sa position était précaire, fragilisée à la veille d’élections par la résurgence du “ scandale Bofors ”1038.

Les enjeux étaient inconciliables de part et d’autre, parce qu’ils visent à assurer à chaque pays un même objectif : la sécurité.

Pour le Pakistan, l’occupation indienne de la chaîne du Saltoro accroît la fragilité de la défense de Skardu et du haut-Baltistan. En cas d’attaque par l’Inde, c’est toute cette région qui basculerait aisément sous son contrôle, coupant le Pakistan de son allié chinois. En cas de défaite pakistanaise, la souveraineté indienne de fait sur le Siachen invaliderait la section de frontière Indiracol La-Karakoram La et donnerait un accès (difficile certes, mais pas impossible au regard des actions actuellement menées sur le terrain) vers les pâturages de la Raskam et donc une porte vers la KKH nettement plus proche de la position actuelle. Elle mettrait de plus en difficulté les alliés chinois en autorisant les prétentions indiennes sur cette section de la frontière1039.

Pour les Indiens, le raisonnement est similaire : une présence pakistanaise à l’est de la chaîne du Saltoro constitue une menace accrue sur la vallée de la Nubra et donc la possibilité de prendre Leh à revers (pendant le conflit de 1948 l’opération fut proche d’aboutir) ; ensuite par le contrôle de la Nubra, une jonction relativement aisée avec les troupes chinoises présentes en Aksai Chin et à l’est du Pangong tso prenant en tenaille la base indienne de Chushul déjà singulièrement proche de la LCE chinoise.

Stratégiquement, la possession du Siachen s’impose pour conserver un accès “ suffisant ” au Karakoram La1040. De plus, une reconnaissance de souveraineté indienne invalide totalement (le traité de 1962 précise “ sous le contrôle effectif du Pakistan ”) ou partiellement (selon la capacité de l’Inde à justifier une occupation ou une surveillance de la zone antérieure à l’accord) la frontière sino-pakistanaise. Auquel cas, la frontière conflictuelle Inde-Chine se rallonge de 120 km en direction de l’ouest, permettant à l’Inde de remettre en cause l’accord frontalier Chine-Pakistan et d’ajouter à ces autres revendications, celle de son droit “ historique ” sur la Shasgam (toutefois dépourvu de tout support socio-économique puisque les principaux utilisateurs de ces pâturages sont hunzakots, donc incontestablement pakistanais). Les Indiens disposeraient ainsi d’un atout supplémentaire dans leurs négociations frontalières avec la Chine.

Toutefois le poids d’un tel atout doit être minimisé. Les grandes manoeuvres de l’Armée Populaire de Libération dans le secteur du Karakoram La à la fin de 1988 peuvent être comprises comme une reconnaissance des progrès accomplis par les Indiens dans les combats à haute altitude; elles sont aussi un rappel, une réaffirmation des droits chinois sur ce versant nord de la chaîne du Karakoram1041.

Notes
1035.

“ Sans Doute La Glace Est-Elle Trop Épaisse ” [pour Être Cassée], Titre D’un Dessin De L’humouriste Lakshmi Paru Dans Le Times Of India En Août 1989.

1036.

A la suite du traité de Simla, la Ligne de Cessez-le-Feu est devenue Ligne de contrôle Effectif (Ligne of Actual Control L.A.C.).

1037.

“ costly enough to hurt but not painful enough to be ended ”, .

1038.

L’ironie est que l’acquisition des canons Bofors (un des plus gros contrats d’armement passé par l’Inde) devait permettre de renforcer les défenses anti-aériennes des positions militaires indiennes au Siachen!

1039.

Leur fournissant un atout dans les négociations avec ces derniers.

1040.

L’argument est aussi présent dans les réflexions des militaires pakistanais, mais pour être recevable, il faudrait qu’ils aient au moins le contrôle de la vallée de la Shyok, ce qui n’est pas le cas. En fait le Karakoram la est un enjeu “ virtuel ”, en ce sens où son utilisation nécessiterait des investissements gigantesques pour transformer en route carrossable ce qui n’est qu’une piste, dans un environnement perçu par les militaires comme “ le pire du Ladakh ”.

1041.

Il semble que les efforts entrepris par l'armée indienne pour rattrapper son retard aient fait d'elle un adversaire redoutable en cas de conflit en milieu de très haute montagne. Les manoeuvres chinoises étaient aussi une réponse à l’opération Chequerboard.