2) L’interne Et L’externe : Le “ Syndrome Maginot ”

Les gouvernements successifs ont développé une double politique susceptible de maintenir, voire de conforter, leur hégémonie dans ce qui doit être défini comme un “ étranger proche ”1073 et qu’exprime la notion de “ périmètre de sécurité ”, premier cercle du mandala des relations étrangères indiennes qui englobe le sous-continent et impose d’abord d’y limiter toute implication “ étrangère ”. En mer, c’est un espace maritime neutralisé, un “ océan indien zone de paix ”, que revendique l’Inde depuis que l’incursion de la task-force 74 dans le golfe du Bengale en décembre 1971, au plus fort du 3° conflit indo-pakistanais lui ait fait comprendre la vulnérabilité de sa façade maritime1074.

Mais sur terre, la limite entre la pratique infra-étatique indienne (law and order) et celle qu’impliquent des relations classiques de voisinage s’estompe d’autant plus que le phénomène social actuel dominant - les liens ethniques ou religieux - est aussi transfrontalier et fréquemment mobilisé par les communautés concernées, le pouvoir politique indien ou les pouvoirs voisins. Le gouvernement avait su mettre à profit en son temps l’identité ethnique tamoule de part et d’autre du détroit de Palk pour soutenir un mouvement tamoul au Sri Lanka, ou la présence sur son sol d’opposants népalais, bhoutanais ou sikkimois pour favoriser le développement dans ces pays de “ Partis du Congrès ” d’orientation démocratique et liés à l’Indian National Congress.

Le jeu le plus intense de la politique indienne se fait toutefois le long des frontières terrestres, afin de préserver ce périmètre de sécurité qu’elle revendique. Idéalement, le gouvernement les souhaiterait ouvertes, à l’exemple des pratiques qu’il est parvenu à établir avec le Népal, d’une “ open border ” (frontière ouverte), qui autorise sans restriction le déplacement de biens et de personnes de part et d’autre de la frontière au termes des traités de 1950, 1960, 1971, 1978, assurant au Népal 19 points d’entrée, qui sont devenus 22 depuis 19901075.

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Figure 19 : Les frontières du Népal
[Note: Sources : Nepal in Maps (1989), complété pour les points de passage par l’Annexe A du Protocole du Traité de Commerce indo-népalais du 6 décembre 1991.]

C’est avant tout la gestion des tensions aux frontières que le gouvernement doit envisager, et qu’il a surtout réalisé dans le passé par une action armée : doctrine de la “ forward policy ” dans le cas du litige sino-indien en 19601076; intervention de soutien à la rébellion bangladeshi en 1971; lancement d’une opération de “ maintien de la paix ” via la IPKF1077 au Sri Lanka en 1987, toutes opérations approuvées par l’opinion public indien, mais qui se révélèrent (sauf le soutien au Bangladesh) des désastres militaires.

Inversement, le gouvernement indien est confronté à la menace que constituent ces phénomènes ethniques ou religieux transfrontaliers, dont il a pu mesurer les effets sur la stabilité de sa frontière occidentale, du Pendjab au Cachemire, au travers des troubles et affrontements qu’il analyse comme un conflit “ de basse intensité ”, une “ proxy war ” (guerre par procuration) déclenchée par le Pakistan1078, selon le plan de l’opération “ Tupac Amaru ”. Le plan aurait été formulé par le général Zia ul-Haq lors d’une réunion des chefs d’état-major le 10/7/19881079 : ‘“ notre objectif reste parfaitement clair et ferme - la libération de la vallée du Cachemire -”’; ‘“ nous devons libérer nos frères musulmans”’ 1080. Trois phases avaient été envisagées :

  • développer une insurrection de basse intensité contre le régime; organiser et entraîner des éléments subversifs; adopter et développer des moyens de couper les lignes de communication; créer le chaos et la terreur au Jammu;

  • exercer une pression maximum sur les secteurs du Siachen, de Kargil, de Rajauri et de Poonch afin de contraindre l’armée à déployer ses formations de réserve hors de la vallée du Cachemire;

  • libérer la vallée du Cachemire1081.

De cette crainte que l’unité nationale ne soit déstabilisée par des flux de mercenaires ou de migrants, l’Inde a développé ce que certains hommes politiques indiens ont appelé le “ Maginot Syndrome” (en référence explicite au système de fortification français, qui se révéla coûteux à construire et inutile à l’usage1082), soit une pratique de fortification des frontières considérées comme sensibles, de “ border fencing ”1083. Après la fortification de la frontière indo-pakistanaise le long du Pendjab et du Sind, celle entre Inde et Bangladesh à partir de 1984, au prix de grandes difficultés techniques1084, le gouvernement indien s’est lancé dans la fortification de 1045 km de la LCE au Cachemire en octobre 1995, “ qui s’est révélée si efficace à contrer les infiltrations au Pendjab1085.

Notes
1073.

L’analogie avec la doctrine russe est tentante, d’abord pour des raisons historiques, parce que les deux Etats sont issus de l’éclatement d’un empire, ensuite parce qu’ils ont hérités de ces empires une vision trancendant leurs frontières nationales.

1074.

Le principe d’une telle zone fut entériné peu après par l’ONU, mais le contenu du concept reste encore très imprécis.

1075.

Par contre, les points d’entrée pour étrangers sont toujours limités à trois. Notons que l’Inde n’a pas ratifié la convention internationale de 1965 sur le commerce de transit des pays enclavés.

1076.

Jean Alphonse Bernard, op. cit., p. 213. Cela fait encore écho à une précédente "forward policy", celle que mena lord Curzon.

1077.

Indian Peace-Keeping Force.

1078.

Indian Express, 8/7/1989.

1079.

Indian Defense Review, juillet 1989, pp. 39-42.

1080.

“ our aim remains quite clear and firm -the liberation of the Kashmir Valley ”; “ we must liberate our muslim brothers ”, D. P. Kumar, Kashmir : Pakistan Proxy War, Delhi, Har-Anand Pub., 1994, p. 8.

1081.

Ibid., p. 10. Observons que telle qu’elle est présentée dans cet ouvrage, l’opération n’envisage pas la libération de la totalité du Cachemire indien, ni même de l’autre région de peuplement majoritairement musulmane : le district de Kargil.

1082.

India Today, 8/1986.

1083.

Le terme de “ border fencing ” signifie plutôt clôture de frontière, soit l’installation d’une barrière barbelée empêchant un franchissement facile de la ligne. De fait, un système fortifié existe déjà, le long des frontières ouest et nord de l’Inde : la clôture la la frontière en fait un système de défense continu.

1084.

La frontière passant dans des zones inondables, le génie militaire indien a dû mettre au point un système de barrières, mais aussi de points de passages adaptés à la saison sèche et à la saison de mousson, ainsi que des mesures spécifiques de patrouille de la frontière en toutes saisons. Voir notamment A. S. Alur, “ Border Fencing and Border Road Constructions along Assam/Meghalaya Border ”, Management Issues and Operational Planning for India’s Borders, D.K. Arya & R.C. Sharma, New Delhi, Scholars’ Publishing Forum, 1991, pp. 53-73.

1085.

“ as it had proved so succesful at countering infiltrations in Punjab ”, PTI, 10/10/1995. Mais le système est coûteux : un inspecteur de la Border Security Force (BSF) estimait le coût d’un kilomètre de barrière à 220 000 Rs en 1989, Indian Express, 26/8/1989.