3) Accords De Subordination

La frontière himalayenne occupe au sein de ce périmètre de sécurité une place spécifique et présente une dynamique différente de celle qu’on peut observer au long des autres frontières terrestres de l’Inde. Sur un total de 14 100 km de frontières, 2 910 km sont fermées et fortifiées (Pakistan), 4 050 km sont grillagées ou très surveillées (Bangladesh), tandis qu’environ 1/3 des troupes garde la frontière pakistanaise, 1/3 celle de la Chine et 1/5 est positionnée dans le Nord-Est pour maintenir le calme à proximité de la frontière birmane (600 km). A l’opposé, les frontières du Népal et du Bhutan, qui sont les seules frontières terrestres que l’Inde a hérité du British Raj sont ouvertes, non gardées et les deux Etats ont signés avec l’Inde des traités ou accords facilitant les échanges.

A l’indépendance, la tentation fut forte d’intégrer à l’Inde ces Etats qui étaient pour l’opinion publique indienne des Etats princiers (native states) comme tant d’autres : malgré les pressions exercées par PV Patel, le gouvernement indien conserva tel quel le système des Etats-tampons1086, d’autant que les gouvernements du Népal et du Bhoutan mirent à profit l’invitation de Nehru de participer à l’Asian Relations Conference de Delhi en mars 1947 pour nouer des contacts diplomatiques avec la Chine, les USA et la France1087; le Sikkim n’y participa pas1088. Des “ standstill agreements ” furent signés avec le Népal et le Sikkim1089, puis les traités la liant aux royaumes himalayens furent révisés entre août 1949 pour le Bhutan, juillet 1950 pour le Népal et décembre de la même année pour le Sikkim1090. Si certains auteurs évoquent la proximité de l’annexion chinoise du Tibet (sa “ libération ” prochaine fut annoncée dès le 1 janvier 1950) comme facteur concourant à la signature des traités, il faut plus certainement tenir d’abord compte des impératifs stratégiques de l’Inde, qui était d’assurer son lien avec le Nord-Est, via le corridor de Siliguri, et de rééquilibrer la menace d’un Pakistan Oriental par une alliance avec le Bhoutan, puis de réactiver la fonction des deux autres Etats dans le dispositif indien de défense en négociant des traités similaires à ceux qu’ils signèrent avec les Britanniques1091. Ces Etats préférèrent sans doute accepter le maintien d’une semi-dépendance à une situation qui aurait pu évoluer soit une position ouvertement hostile de l’Inde, soit à une indifférence de la part de cette dernière, préjudiciable à leur économie puisqu’Etats enclavés. S’ajoute sans doute aussi la crainte que la diffusion de la démocratie dans ces trois royaumes ne vienne à en menacer l’existence, d’autant que l’Inde a favorisé sur son territoire la naissance de Partis du Congrès liés à celui de l’Inde (Népal en 1946, Sikkim en 1947, Bhoutan en 1948) qui pouvaient permettre ‘“ de tout imprévu qui pourrait surgir si leurs dirigeants se décidaient à se montrer récalcitrants”’ 1092.

Mais les Etats semblent avoir fait preuve d’une relative myopie en signant ces traités, puisqu’ils considèrent implicitement que l’Inde est la seule ouverture vers le monde extérieur : l’absence de prise en compte du voisin chinois peut certes s’expliquer par l’absence de liens terrestres modernes avec le Tibet, mais rendre aussi compte du fait que ces Etats avaient intégré l’idée de l’Himalaya comme barrière.

Même si le premier texte diplomatique que l’Inde indépendante signe en Himalaya est le traité du 8 août 1949 avec le Bhoutan, c’est le Népal qui devient, dès les premières années qui suivent l’indépendance, la pierre angulaire de la stratégie indienne dans les Etats des collines : ‘“ nous ne pouvons permettre que quelque chose aille mal au Népal, ou permettre que cette barrière [les Himalayas] soit franchie ou affaiblie parce que cela représenterait une menace pour notre propre sécurité”’ 1093. Le gouvernement indien s’inquiète sans doute autant d’une remise en cause par la Chine de ses frontières nord que de l’instabilité qui règne alors au Népal, où la dynastie Rana au pouvoir doit affronter une opposition qui concourra plus tard à sa chute et au renouveau de la monarchie.

Notes
1086.

Nehru les aurait perçu comme “ unblemished idyllic retreats from the World ”, Sikrant Dutt, “ India and the Himalayan States ”, Asian Affairs, février 1980, p. 72.

1087.

Les USA nouèrent des relations diplomatiques en avril 1947, soit deux mois avant l’Inde; la Chine ne noua des relations diplomatiques avec le Népal en 1955, alors que la France a noué des relations diplomatiques avec le pays dès avril 1949.

1088.

Le Sikkim fut “ prévenu ” par Nehru de ne pas y participer, Ibid., p. 71. Le Tibet y assista aussi, mais les résultats furent plus mitigés pour lui.

1089.

Le Bhoutan continuant à être “ dirigé ” par le Political Officer à Gangtok. En pratique, ces accords signifiaient que l’Inde était considérée comme le successeur du Raj au regards des traités concernés.

1090.

V. P. Patel était d’avis d’étendre ce principe au Tibet, mais il meurt en 1950 et l’opinion de Nehru a prévalu, Srikant Dutt, “ India and The Himalayan States ”, Asian Affairs, fév. 1980, p.75.

1091.

Une lecture attentive des traités montre leur grande similitude, la différence trahissant surtout le nouveau statut de l’Inde, indépendante.

1092.

“ to deal with any contingency that might arise if their rulers decided to be recalcitrant ”, Partha S. Gosh, Cooperation and Conflit in South Asia, New-Delhi, Manohar Pub., 1989, p. 138.

1093.

“ we cannot allow anything to go wrong in Nepal or permit that barrier [les Himalayas] to be crossed or weakened because that would also be a threat to our own security ”, J. Nehru, déclaration à la Lok Sabha, décembre 1950. Curieusement, Nehru réitérera cette affirmation 9 ans plus tard, en y intégrant aussi le Bhoutan.