2) Convergences D’intérêts Entre Népal Et Chine

La présence de la Chine au Népal est issue d’une convergence d’intérêts, dans un premier temps à caractère économique, entre les deux pays : pour l’un, c’était la volonté de favoriser le développement du Tibet en réactivant des liens économiques anciens ; pour l’autre, c’était un moyen de réduire sa dépendance vis à vis de l’Inde, qui s’exprima chez les souverains successifs par une certaine “ indo-phobie ”1098. Ce fut quelques années plus tard la volonté pour le premier d’affaiblir l’ennemi outre-himalayen et pour le second la nécessité d’adopter une position de neutralité entre ces deux géants. En fait le Népal a préservé le positionnement hérité du fondateur du pays, Prithvi Narayan Shah, qui voyait son pays comme un ‘“ yam between two boulders ”’.

L’intégration rampante du Sikkim à l’Inde pesa beaucoup dans la décision, prise par le roi népalais Birendra, de déclarer en 1973 le Népal “ zone de paix ”. Il affirma à cette occasion que le Népal n’était pas ‘“ une partie du sous-continent, il est en réalité cette portion d’Asie voisine à la fois de l’Inde et de la Chine”’ 1099. Cette proposition reçut l’aval de la Chine, qui retrouvait dans cette proposition “ d’helvétisation ” du Népal l’image d’une proposition de fédération himalayenne qu’elle avait auparavant formulé.

Une des spécificités de l’action chinoise dans la gestion de l’outre-frontière fut d’offrir, aux voisins avec lesquels elle négociait le règlement de ses frontières, un axe de liaison terrestre, une “ route de l’amitié ”, prélude au développement des échanges commerciaux entre les deux pays. Vues de l’Inde, ces routes financées par le gouvernement chinois représentent un danger majeur pour sa sécurité puisqu’elles pourraient permettre à la Chine de descendre facilement ses troupes vers les basses altitudes, à proximité immédiate des frontières indiennes. Les routes qui sont construites en Himalaya ont un statut ambigu : le tracé d’une route moderne peut effectivement être perçu et géré comme une menace militaire par le voisin, mais dans cet espace enclavé qu’est l’Himalaya elle reste surtout la modernisation nécessaire des voies de communication désormais obsolètes qui franchissent le massif; sa construction marque la fin de l’isolement des “ pays ” himalayens, mais fournit aussi le principal outil d’asservissement économique du pays où elle est tracée.

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Figure 51 : Principaux axes routiers.
[Note: Sources : atlas divers]

Cette politique “ d’encerclement ”, prenant appui sur le Pakistan, le Népal et la Birmanie, ne s’amorça qu’après la détérioration des relations sino-indiennnes, à la fin des années 1950 : de 1950 à 1958, 18 accords ont été signés entre la Chine et l’Inde, contre 7 avec le Pakistan ou le Népal. Le rapprochement sino-pakistanais paraît avoir avant tout bénéficié de l’accroissement des tensions avec l’Inde : le premier accord de commerce ne fut signé qu’en janvier 1963. Par contre, le Népal entre dès 1956 en relation avec la Chine, signant le 20 septembre de cette année là un accord sur le maintien de relations amicales et de commerce.

la Chine contribua au développement du Népal qui est devenu peu à peu un des principaux destinataires de l’assistance chinoise au développement : entre 1956 et 1989, la Chine a fourni une aide pour la réalisation de 42 projets, soit une moyenne de 12% de l’aide bilatéral au développement du Népal1100. Mais Le symbole le plus fort de la tentative de rapprochement entre Chine et Népal est la route qui relie la vallée du Tsangpo à Katmandou. Le projet de remplacer l’ancienne piste Katmandou-Lha sa par une liaison moderne apparaît dès 19561101. L’insurrection au Tibet (entre 1956 et 1959) en retarde la mise en chantier qui ne débute que le 15/10/1961 (le Highway Construction Agreement suit de peu la ratification du traité frontalier). De plus, les deux souverains successifs1102 ont toujours fait montre d’un certain ressentiment vis à vis de l’Inde, que résuma Mao Zedong lors de la réception d’une délégation népalaise alors que l’Arniko Highway était en passe d’être achevée : ‘“ Once these roads are open ... India may be a bit more respectful toward you ”’ 1103.

L’Arniko Highway relie en 103 km Bakhtapur (banlieue est de Katmandou) à Kodari (poste frontière), où elle se connecte par une route empierrée (la Friendship Highway) à la grande artère Lha sa-Kashi. Commencée dès la signature du protocole d’accord, elle est “ jeepable ” en décembre 1964, mais elle n’est inaugurée et ouverte à la circulation que le 26/5/1967.

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Figure 52 : Profil en long de l’Arniko Highway.
[Note: Source : extrait de la carte South-Central Tibet, 1/1 000 000, Londres, Stanfords, 1987.]

La route a un objectif de désenclavement interne du Népal : des deux tracés originellement proposés, c’est le parcours népalais le plus long (reprenant la piste la plus fréquentée entre ce pays et le Tibet par la vallée de la Sun Kosi) qui a été choisi, plutôt que la piste plus courte remontant la Trisuli. Le désenclavement n’est pas seulement géographique, de la Sun Kosi (qu’isolait jusqu’alors le col de Dhulikel), mais aussi économique, du Tibet central. L’Arniko Highway se révèle être le vecteur d’approvisionnement en produits frais, non seulement de la section chinoise de la Sun Kosi (isolée du Tibet par le Thung La à 5000 m), mais aussi de tout le Tibet central, trop distant de la Chine pour être alors facilement intégré à son économie1104.

Le trafic n’y est pas intense, mais aussi régulier que l’état de la route le permet (2 à 3 camions par heure) et le chargement se compose dans le sens Népal-Chine de denrées périssables et dans l’autre de produits manufacturés. La question se pose, de savoir si dans l’économie de la région, Katmandou est le terminus de ces marchandises ou a repris la fonction d’entrepôts entre Inde et Tibet qu’elle occupait avant la colonisation.

Perçue par les Indiens comme une menace pour leur sécurité, l’Arniko Highway met effectivement les garnisons chinoises stationnées au Tibet à quelques jours de route de la plaine du Gange. La menace est aussi valable pour les Népalais, puisqu’elle les dissuade de toute action “ anti-chinoise ”1105. A cette menace militaire dirigée contre l’Inde doit y être associée une seconde, de voir son rôle de principal fournisseur et client du Népal ravi par la Chine, qui ne cesse d’accroître ses échanges routiers avec le pays1106. Ils demeurent toutefois fragiles, assurés seulement par une route dont l’état ne cesse de se dégrader depuis sa construction. L’entretien de la voie (qu’assure théoriquement le gouvernement chinois au terme de l’accord du 3 mars 1971) laisse à désirer et la vitesse moyenne de déplacement qui était originellement de 45 à 50 km/h est plus généralement de 20 km/h (calcul réalisé en juillet 1989).

L’axe est fragile, surtout sur son parcours népalais : la route est lessivée chaque année par les pluies de mousson et partiellement reconstruite (généralement par l’armée, ce qui prouve d’une certaine façon sa valeur stratégique, au moins sur le plan économique) au printemps. Ainsi la route, coupée à l’automne 1985 par les pluies de mousson, n’était rétablie à l’été 1986 que pour les véhicules tout-terrain et les “ robustes ” camions. Pendant l’été 1989, la section Dolalghat-Zhangmu (66 km) était impraticable : une dizaine de glissements de terrain avaient emporté des portions de la route, certaines longues de plus d’un kilomètre, emprisonnant parfois sur les portions subsistant des véhicules qui, ravitaillés en essence par des porteurs, opéraient des navettes d’un glissement de terrain à un autre, transportant marchandises et voyageurs sur leur section isolée.

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Figure 53 : guide de voyage, été 1987.

Hormis cette route, les échanges frontaliers se limitent au petit commerce traditionnel entre communautés d’altitude1107, qu’encadrent les traités de mai 1966 et d’août 1986 relatifs au commerce entre le Népal et le Tibet. Ces deux traités instituent des zones frontalières, définies par les districts bordiers, dont les habitants peuvent commercer librement de part et d’autre de la frontière, dès lors qu’ils disposent d’une carte de frontalier et qu’ils limitent leurs déplacements à ces districts.

La Chine a à plusieurs reprises proposé au Népal de concurrencer l’Inde comme principal pourvoyeur d’armes, mais le pays préféra rejeter ces offres, malgré les refus successifs du gouvernement indien (dans les années 1970 et au début des années 1980), quand il voulut acquérir des canons antiaériens, sous le prétexte qu’il n’en avait pas besoin. L’ordre fut donné en mars 1988 par le roi d’ouvrir des négociations pour l’acquisition d’une DCA, mettant peut être à profit la présence en Chine au même moment d’une délégation du Panchayat National1108. La première livraison, empruntant l’Arniko Highway, eut lieu en juin et se composait de 500 chargements d’une valeur totale de 20 millions US$, incluant un lot d’armes légères, de munitions, d’équipements et de 16 canons antiaériens1109.

L’acceptation chinoise de vendre des armes au Népal peut surprendre : fut-elle un choix délibéré de remettre en question la position hégémonique de l’Inde au Népal, profitant d’un période de flottement de la vie politique indienne, ou ne recouvrit-elle qu’un objectif commercial, de trouver de nouveaux débouchés pour la North China Industries Corporation, qui fut le fournisseur de ces armes? Lors de sa visite à Katmandou en novembre 1989, Li Peng revint sur cette vente d’armes, affirmant qu’elle n’avait eu comme objectif que d’accroître les capacités de défense du Népal et assurer sa sécurité, qu’en fait ‘“ Le Pakistan, le Bangladesh et le Nepal achetaient des armes, non seulement à la Chine, mais aussi à d’autres pays”’ 1110. La réaction très modérée du gouvernement chinois quand la confrontation indo-népalaise fut au plus fort, précipitée par cette transaction, laisse à penser que la décision de vente ne s’est pas faite à un haut niveau, qu’une erreur avait été commise1111, même si le matériel en question ne relevait pas de la haute technologie.

Dès lors que l’Inde imposa des sanctions économiques au Népal, la Chine ne put fournir à ce dernier qu’un soutien modeste, d’abord en produits pétroliers : dans le premier mois du blocus pétrolier, 600 tonnes furent acheminées au Népal, moitié par la route1112, moitié par voie aérienne, puis un accord signé en avril 1989 codifia l’approvisionnement du Népal en carburants et en produits alimentaires, mais semble t-il à des prix très supérieurs à ceux du marché, parce qu’intégrant les surcoûts de transport via le Tibet1113. Cela favorisa le développement des contacts entre délégations commerciales des deux pays.

Mais la modestie du soutien chinois au Népal tient à sa faiblesse d’alors, subissant les contrecoups du “ printemps de Tien An Men ” : d’une part les dirigeants chinois avaient sans doute peu de ressources à consacrer à un pays tiers, alors qu’ils devaient supporter le boycott des Etats occidentaux; d’autre part leur isolement diplomatique les dissuada d’entreprendre une action qui aurait pu entraîner une confrontation avec l’Inde. Enfin, la livraison de pétrole au Népal avait montrer la faiblesse des liaisons de transport entre le Tibet et le Népal : l’Arniko Highway restait le seul lien entre les deux pays et était en 1989 dans un état de délabrement extrême. En mai 1989, le gouvernement népalais annonça son intention de reconstruire la route et une équipe de spécialistes chinois fut dépêchée pour se rendre compte des problèmes à régler. En novembre, la Chine accepta de contribuer à l’amélioration de la route, mais le manque de pétrole et de matériaux de constructions résultant du quasi-embargo imposé par l’Inde au début de 1989 gêna considérablement les travaux de réfection.

D’autres projets de routes avaient déjà été évoqués, notamment la construction par la Chine d’un second axe entre Tibet et Pokhara via le Mustang, en 1984, puis à l’été 1989 une étude de faisabilité fut lancée pour un axe reliant Purang à Darchula via le Tinkar la, qui permettrait de relier l’ouest du Népal au Pakistan par la Karakoram Highway1114. Lors du blocus de 1989 aucun de ces axes n’était opérationnel, et il n’est pas certain qu’ils le deviennent un jour, compte tenu du travail de construction à fournir, côté népalais, même si au Tibet le travail a du être achevé1115.

La faiblesse des liens terrestres en Chine et Népal explique en partie le soutien politique très discret qu’elle apporte à ce dernier, notamment dans ses démêlés avec l’Inde, qu’elle ne condamne plus formellement. A moins que nous devions y voir la reconnaissance implicite de la “ suzeraineté ” qu’elle lui reconnaît en Asie du sud.

Notes
1098.

Générée tant par la subordination économique du pays à l’Inde que par l’accueil qu’offre cette dernière aux opposants au régime népalais. Voir notamment M. D. Dharamdasani, “ A study of New Delhi’s Role and Attitude Towards the Democratic Forces in Nepal ”, Lok Raj Baral (éd.), Looking to the Future, New Delhi, Anmol Pub., 1996, pp. 90-103..

1099.

“ a part of the sub-continent, it is really that part of Asia wich touches both India and China ”, Shree Krishna Jha, “ Nepal’s India Policy, Quest for Independence ”, Foreign Affairs, vol. XXV, 11/11/1976.

1100.

Mais il est vrai que l’essentiel des subventions ou des prêts accordés au pays passe dans la réparation régulière de la route, gonflant artidiciellement le poids de la Chine dans l’aide au développement que reçoit le Népal.

1101.

Ramakant, “ Nepal-China road ”, South-asian Studies, 1° sem. 1974, p.17.

1102.

Mahendra de 1965 à 1972 et Birendra jusqu’à présent.

1103.

J. W. Garver, “ India-China Rivalry in Nepal ”, Asian Survey, vol XXXI n°10, oct. 1991, p. 956.

1104.

Ramakant, "Nepal-China road", South-asian Studies, 1° sem. 1974, p. 19.

1105.

Ibid., p. 22.

1106.

Mais le volume des échanges reste encore faible puisque les livraisons chinoises ne représentent que 3% (1991) des importations népalaises.

1107.

Mais une nouvelle activité vient dynamiser ce commerce : la contrebande; qui suscite de vives inquiétude de la part des deux gouvernements, comme en témoigne la réunion qui lui fut consacrée à Katmandou en août 1995.

1108.

Times of India, 1/9/1988.

1109.

La transaction aurait porté sur environ 3000 chargements, South China Morning Post, 26/5/1990. Selon le Times of India, le chargement aurait aussi contenu des missiles sol-air et sol-sol, ce que les autorités chinoises ont nié, Times of India, 31/5/1989.

1110.

“ Pakistan, Bangladesh and Nepal not only obtain weapons from China but from other countries as well ”, China Daily, 22/11/1989.

1111.

D’autant que le processus de normalisation des relations sino-indiennes était alors une phase critique, avec la visite de Rajiv Gandhi en Chine. Mais cette maladresse apparente était peut être une façon de montrer à l’Inde les limites de son rayonnement régional.

1112.

La Chine répara pour l’occasion l’oléoduc Golmud-Lhasa, en piteux état.

1113.

Coûts qui furent répercutés sur les usagers, comme s’en plaignèrent amèrement les chauffeurs de taxi à l’été 1989.

1114.

Dawn, 13/5/1989.

1115.

Sur les cartes chinoises récentes, ces routes sont représentées comme revêtues, voir entre autre la carte publiée par l’office de cartographie du gouvernement de la TAR, datée de 1993.